Tout est
construit
Treize heures treize pile, c’est marqué en bas à
droite de l’écran, en ce treize janvier deux mille treize, et c’est l’heure
exacte que j’ai attendue pour taper le T qui ouvre cette phrase.
Pourquoi ? Sais pas, je me réfugie probablement dans la numérologie comme
d’autres dans le chocolat. J’ai trente-trois ans, le Christ n’a jamais eu plus
et Rimbaud à peine quatre. J’habite Bruxelles, vis à quelques blocs d’ici avec
une demi-nympho psy (pas mal portée sur la bouteille), gagne ma vie comme
scénariste de jeu vidéo, so what? Voilà,
je me demande depuis quelques semaines ce qu’est un monologue intérieur – pour
mon boulot justement, car je ne suis pas simplement scénariste mais back-story scénariste (j’expliquerai
plus tard). Je m’apprête donc à cliquer sur l’icône Wikipédia
quand Michel pousse la porte de mon bureau. Michel est le directeur du
personnel, on ne s’est pas revus depuis Noël – Éric, bonne année (je m’appelle
Éric). Je lève la main en signe de salut et lui demande si ses vacances en
Normandie se sont bien passées. Il a pensé à moi, dit-il, à cause de la pluie
qui tombait sans arrêt sur Lisieux – dix jours de bagne. Je l’avais charrié,
juste avant son départ : tu es puni, se rendre en Normandie pour les fêtes
de fin d’année ?! (J’ouvre ici une parenthèse, Lisieux me fait penser à Liz et à yeux, à ma copine Liz, la psy, et à ses yeux, mais aussi au verbe
lire et à sainte Thérèse. C’est d’ailleurs l’une des cartes de vœux que j’ai
conçue pour une partie des clients de la boîte – elle est ici <goo.gl/LKvdN>, ignorer les chevrons et respecter la typo,
parenthèse close). Michel s’efface soudain et pousse devant lui une cariatide
noire. Je te présente Silva, elle joue la tueuse anglaise dans le clip... Anglaise ?
AnGOlaise, pardon ! Je salue Silva d’un
hochement de tête, bonjour Silva ! Elle est réelle, cette bombe ?
Cette créature qui culmine à quoi, un mètre quatre-vingt-cinq, sans les
talons-aiguilles ? Ma vue se brouille – et la porte encadre à présent un
monstre parfait, sourire carnassier, bras nus pleins de bracelets et de biceps
nervurés, une pin-up cambrée à l’esprit déjà ailleurs, probablement dans le nid
d’aigle sous les combles, le bureau du patron. Ok, Éric, ça vient ce monologue
intérieur me houspille mon double, le coloc qui me
squatte, mon doppelgänger
(j’adore ce mot). Michel pose une moitié de main sur les hanches du canon, le
presse doucement dehors et referme la porte en verre sablé. Il repasse encore
la tête pour me lancer Antoine est revenu, il boitille toujours, va le voir
avant la réu,
ça lui fera plaisir.
Monologue
intérieur : « Procédé de
narration littéraire, expérimenté en 1887 et exposé en 1931 par Édouard
Dujardin. Ce procédé a pour particularité de suivre les pensées d’un personnage. »
Voilà, on pourrait imaginer un univers de jeu où le personnage principal
parlerait tout le temps, décrirait en temps réel ce qu’il voit, fait, ressent
(ses blessures, la soif...) – le joueur verrait à l’écran ce que voit son
avatar, entendrait dans son casque ce que celui-ci dit ou pense, promènerait au
clavier une caméra subjective – sur un chapelet d’îlots mystérieux, dans des
villes-fantôme, à travers des labyrinthes troglodytiques – mais on ne verrait
jamais autre chose que ce que voit le personnage, aucune plongée, aucun shot vertical,
d’en haut, du point de vue de Dieu
comme on dit chez nous. Il y aurait Silva, ses cuisses noires serrées de latex
noir, qui... J’allume la télé. Je dis « j’allume la télé » mais c’est
beaucoup plus compliqué que ça. J’ai compté, il faut appuyer sept fois
successivement sur la télécommande pour qu’apparaisse l’image, d’abord sur une
touche au hasard, pour tirer l’écran plat de sa veille, puis... Il y a du ski,
une course de fond dans le Sud-Tyrol, éclats de lumière bleus, soleil et
contre-jours dorés, petits skieurs en combinaisons de couleur dans des paysages
immenses, publicités suspendues à chaque sapin, qu’est-ce qu’on pourrait
ajouter, que Northug, le vainqueur probable, sort
doucement d’une tentative de suicide ? Qu’il a toujours le cerveau qui
flotte dans l’EPO ? Que sa femme le trompe avec son entraîneur ? Que
son fils de dix-huit mois présente les premiers signes d’une myopathie
dystrophique de type 1 ? Je gèle l’image pour me constituer une liste
de noms, on voit dans un tableau que le Suisse Perl est 10e, qu’il a
derrière lui le Canadien Kershaw, puis le Russe Japarov, le Suédois Halgfvarsson,
l’Allemand Angerer, le Norvégien Gjerdalen,
le Russe Bessmertnykh... Le téléphone suspend mon
feutre japonais (les appels internes = la chevauchée des hélicos de Kilgore dans l’Apocalypse
de Coppola), on me veut en bas, en régie 3, pour une question de toponymie. Ou
d’orthographe ? Je me lève, prends quatre pièces de 20 centimes dans le
cendrier, ouvre la porte, zut, pas de femme-cathédrale dans le couloir (Silva),
sors mon badge pour changer d’étage, descends. Passé la cellule des habilleuses
je jette mes sous dans l’armoire à diabète (comme dit la réceptionniste), cling, cling, clong,
clong. Le distributeur met toujours un peu de temps
pour dégoupiller ses madeleines (en pack de six), j’en profite pour faire
couler un espresso dans une flûte à champagne (il n’y
a plus de tasses). Le scénariste back-story c’est le type qui fournit un passé
aux personnages d’une série, un traumatisme familial, un secret intime qui
orientera toute leur vie de personnage. Ce passé imaginaire aide les vrais
scénaristes à construire leurs récits, à ne pas s’embarquer dans le n’importe
quoi : les contraintes fixées en amont par moi les tiennent dans une
mâchoire de fer. Non, l’image est trop forte, les soutiennent plutôt, comme la via ferrata soutient le grimpeur et
l’aide à franchir un surplomb. Non, ce n’est pas ça non plus, bref, vous avez
compris. Éric, pas de nourriture en régie, s’il te plaît, c’est marqué là. Ok,
boss, pardon – vous en voulez une ? Je remballe mes madeleines. Alors, tu
voudrais qu’on ne dise pas Tchéquie, ni Belarus ? Pourquoi ? On dit
quoi ? République tchèque et Biélorussie, boss. Mais pourquoi ? Il ne
m’écoute plus, fait rouler sa chaise en arrière, se lève et quitte la régie
pour embrasser Silva. La monteuse et moi regardons cette effusion brève à
travers la baie vitrée, format 4/3, qui ne laisse passer aucun son, on dirait
du cinéma muet – un Blanc, une Noire qui s’embrassent par à-coups puis
disparaissent. Seront-ils heureux, auront-ils des enfants ? Karin, la
monteuse, a déjà retouché les sous-titres, elle me tire par la manche,
regarde ! Une deuxième fenêtre à l’écran s’ouvre dans la première, on voit
Jean Seberg en noir et blanc, elle aussi, qui demande
à Jean-Pierre Melville – Quelle est votre plus grande ambition dans la
vie ? Et lui – Devenir immortel, et puis mourir. Karin m’explique qu’elle
n’a pas eu le temps de fignoler sa compile d’extraits pour le brenn. Le brenn c’est le
nom de code dans la boîte pour brainstorming.
Car le patron nous rassemble tous les mois, vers le 15, pour un follow créatif des projets, dans la salle de réu. Réu pour réunion, bien sûr. Et ce foutu brenn est dans vingt minutes,
j’avais presque oublié ! À plusse, Chouchou, ton extrait est super,
devenir immortel et puis mourir, je croyais que c’était Belmondo qui disait ça.
Remontée au bureau par l’escalier de service en
grignotant mes madeleines. Escalier de service... coulisses
un peu crades, minous sur le sol, discrets tags au crayon – et même une goutte
de sang sur un mur. C’est drôle ces mondes multiples, ces flux qui se croisent
et s’ignorent, lesquels faut-il mettre à l’avant-plan ? Et à
l’arrière-plan ? Je dois encore imprimer ma liste de citations. Et répéter
mon idée géniale de la dernière
chance. Pincement au cœur, badge, ouverture des toilettes, pissou et chasse
d’eau, savon liquide, papier absorbant, regards croisés avec le zombie
caverneux du miroir, re-badge, re-couloir.
Oui ça sent le sapin pour mézigue. Si je ne brille pas tout à l’heure, au brenn, je vais me
faire virer, ta dernière idée était géniale, m’a dit le boss avant les
vacances, mais c’était quand déjà, pour quelle histoire – Lilith, il y a deux
ans ? Tiens, Antoine est vraiment revenu, la lumière du néon traverse le
verre sablé de sa porte, j’entre et l’embrasse, bonne année Antoine, ça va le
pied ? Antoine s’occupe d’un jeu culinaire pour les enfants, c’est un
barbu de trois jours qui se marre tout le temps, un hipster pointu sapé minimal-chic
– il porte aujourd’hui un incroyable turban vanille (?) Antoine roulait à moto
et s’est fait renverser par une camionnette, au début du mois de décembre. Il
m’explique le choc en riant, la douleur, la chaussure délacée, l’os qui
apparaît, les urgences, la cour des miracles qu’est l’hôpital Saint-Jean, les
quatre heures de patience accroché à la bouée d’une simple compresse, la
suture, le retour chez lui, la vie ramenée à une plaie de onze centimètres qui
cicatrise si ça lui chante. Je note dans un coin de ma tête cette idée de fil,
fil à coudre, machine à découdre, lien social, la religion qui relie, le fil,
la navette, la trame, la trame d’une histoire, c’est
pas très neuf tout ça, ce fil rouge – Antoine, tu viendras au brenn ? Ok, à plusse. J’imprime dans mon
bureau :
– À force
de contempler
l’abyme, l’abyme te contemple. [Nietzsche]
– Nous avons l’art afin de ne pas mourir de la vérité. [idem]
–
Chalumeau : dromaludaire à deux bosses. [Twitter]
– Celui qui invente le bateau invente aussi le
naufrage. [Lao Tseu]
– Colline a deux colonnes et colonne a deux collines. [ma
mère]
– Knowlage is power. [graf]
– The two rules for success are: (1) Never tell them everything you know.
– La première victime de la guerre, c’est la vérité.
[Eschyle]
– Presque tout ce que les hommes ont dit de mieux a
été dit en grec. [Marguerite Yourcenar (en français)]
– La réponse est le malheur de la question. [Maurice
Blanchot]
– Ne désespérez
jamais. Faites infuser davantage. [Henri Michaux]
– La fonte des cerveaux. Peu me chaut la banquise.
[Régis Jauffret]
– Un puzzle dont
toutes les pièces sont manquantes. [Les Coleman]
– Je suis schizophrène et moi aussi. [Thomas Jung]
– Soyez
réalistes, demandez l’impossible. [1968]
– La trahison
est une affaire de date. [Talleyrand]
– Enfant cruel,
j’arrache les ailes des ibeues. [Éric Chevillard]
– Puisque ces
mystères nous dépassent, feignons d’en être les organisateurs. [Jean Cocteau]
– Ce qui me tue ne me rend pas plus fort. [Paolo
Coelho]
– Pour ralentir un cheval, il suffit de parier sur
lui.
– Formula for success: Rise early, work hard, strike
oil. [J. Paul Getty]
– If you want to make God laugh, tell him about your plans.
[Woody Allen]
– J’ai souvent placé ma femme sous un piédestal. [idem]
Bon, ça suffira pour la séance d’aujourd’hui. Sauf
l’avant-dernière citation, que je barre, elle me casse un rien le moral avant
la réu. Je
mets vite mon idée géniale sur une
clef USB et me dirige vers la salle. Où j’arrive le premier, comme d’hab’, ce qui m’autorise à choisir la meilleure place, celle
près du plateau avec les gâteaux, le café et les bouteilles de jus d’orange
artificiel. Qui a remarqué que ce plateau était posé pile sur l’un des foyers
de la table en forme d’ellipse ? Je dois être le seul ayant des
compétences en maths, ici, sauf la comptable, la redoutable Nataly,
la cost-killeuse qui a déjà suggéré au patron
(ai-je appris), que je coûtais trop cher à la boîte avec ma voiture de fonction
et ma carte de crédit Visa Infinity. La
voilà justement, elle entre et ressort aussitôt du local, après m’avoir salué,
parce qu’il n’y a pas assez de monde, et que madame ne livre son corps en
gloire qu’aux salles pleines, après avoir secoué sa rousseur et roucoulé des
excuses pour sa minute de retard. Les citations et les extraits vidéo que nous
présentons en réu
nous aident à trouver des slogans, des baseline, des accroches pour nos productions. Karin, la
monteuse, s’assied à côté de moi et me propose un macaron, cette fille est
délicieuse. Michel remplit trois tasses de café et dispose une petite bouteille
d’eau minérale américaine devant la chaise encore vide du patron. Antoine entre
en boitillant et rigole un Hello guys, ça fait plaisir de vous retrouver ! Il y a
aussi Cendrine et Sandrine, les productrices
jumelles, deux gamines de Liège bosseuses et enjouées : ce sont elles qui
ont choisi leurs prénoms, personne ne connaît les vrais, ça doit venir d’un
besoin fusionnel, quand on en appelle une, les deux déboulent. Voici Fred, le
réal, 42 ans, une sorte de Frankenstein beau, toujours placide, économe de ses
mouvements, mais des mouvements fluides et souples comme ceux qu’il impose aux
personnages à l’écran. Sa voix profonde, sculptée par la clope, a été utilisée
dans la version française de plusieurs de nos jeux. Tout le monde est là ?
Nataly, tu viens ? Le boss dévisse le bouchon de
son eau minérale, glisse une paille dans le goulot, fait des bulles, aspire. Nataly froufroute, s’assied à côté de lui, dépose un peu
trop bruyamment sa (grosse) pile de dossiers sur le (petit) axe de l’ellipse.
Mes amis, je n’ai pas beaucoup de temps, je voudrais commencer par le projet
d’Éric, vous ferez le follow
des autres avec Nataly et Fred, car j’ai un rendez-vous
à l’extérieur, Éric ? Éric glisse sa clef USB dans le projecteur et baisse
la lumière de la salle. On voit un type en fil de fer qui rentre chez lui,
donne à manger à son chat, prend une douche, allume un ordi, travaille un peu,
glisse une pizza dans un micro-onde, parle à un autre fil de fer (sur Skype), évoque des parts de marché – une bulle affiche des
camemberts, puis des graphiques, des équations, quelques molécules chimiques
qui tournent sur elles-mêmes, un flacon de parfum, des échantillons de plantes,
la Terre vue du ciel, des flèches qui partent du tiers-monde et qui se fichent
sur Paris. Fil de fer est maintenant dans une salle de bain, il se brosse les
dents, va se coucher, se pelotonne sous une couette en fil de fer aussi, fait
le geste d’éteindre une lampe, hésite, se ravise, ouvre le tiroir du meuble de
chevet et en sort... ceci.
J’interromps la vidéo sans rallumer la salle, tous les
yeux se tournent vers moi, je brandis un petit boîtier jaune fluo qui palpite
doucement, comme le cœur d’un oiseau. Qu’est-ce que c’est, dit le patron ?
C’est une box que j’ai sortie ce matin de l’imprimante
3D, ça permet à un dormeur de se brancher sur un réseau de dormeurs. Ah ?
Oui, et les cerveaux des dormeurs se mettent à communiquer entre eux – mais uniquement
pendant la phase de sommeil paradoxal. Celui qui a un problème à résoudre le
propose aux autres, via la box, pendant qu’il dort. Et
les autres cerveaux essayent de l’aider. C’est du calcul partagé, comme on
résout des problèmes de maths grâce à des milliers d’ordinateurs personnels
éparpillés sur la planète – mais l’astuce, dans notre jeu, c’est que les
cerveaux s’échangent des idées, des idées créatives, des métaphores, des
concepts – pas des calculs. Le jeu récompense les cerveaux qui donnent plus au
réseau que ce qu’ils en reçoivent. Le patron me prend le boîtier fluo des
mains, le soupèse, l’examine pendant que je remets la lumière par degrés. Fred
éclaircit sa voix, prend la parole, oui, il y aurait un système de tags, le spécialiste en parfum, par
exemple, celui de la vidéo fil de fer, s’il
connaissait aussi, disons, le javanais, le rock et les clés USB, il taguerait
son cerveau avec « parfum », « javanais »,
« rock », « USB ». Puis il se brancherait sur la boîte
jaune, ok ? – en demandant aux autres des astuces ou des formules pour son
nouveau parfum. Mais quel est le scénario du jeu, Éric, on fait quoi avec ce
réseau, il y a plein de possibilités, c’est vrai, des maîtres-chanteurs, des
pirates, des apprentis-terroristes qui... Attends, dis-je, j’y viens, il y a ça
aussi, le Diadem,
j’ai déjà déposé les noms et les sites qui tournent autour, vous connaissez le
binz, c’est un casque émetteur-récepteur d’ondes cérébrales, mais pas pour les
avatars, non, pour les vrais joueurs humains, celui-ci a été miniaturisé, il
est 15 fois plus sensible que tout ce qui existe, vous imaginez les
possibilités, jouer 24 heures sur 24, même pendant qu’on dort... Stop, dit le
patron en se levant, on fait une pause, je ne sais pas où on va mais ça promet,
on reprend dans un quart d’heure, j’annule mon rendez-vous – Fred, s’il te
plaît, passe en revue les citations pour la baseline du projet K2 pendant que
je téléphone.
Ouf, je respire un grand coup, Michel se penche sur
mon épaule et me murmure à l’oreille – si ça marche, tu me renvoies
l’ascenseur, je t’ai aidé pour la maquette, j’ai pris des risques, ne m’oublie
pas, ok ? Il pivote vers les jumelles, leur fait un compliment vaseux, moi
je croque un trente-sixième gâteau et sors, direction mon bureau. Fred me siffle
déjà, Éric on enchaîne ! J’arrive, Frédo, le
temps de prendre ma liste, une seconde – sauf que ma liste a disparu, je
farfouille, retombe sur de vieux trucs découpés, comme ce passage des Lauriers sont coupés, justement, du
Dujardin-du-monologue-intérieur de Wikipédia (nous
sommes en 1887, le bougre a 25 ans) :
« Ainsi je vais dîner ; rien là de
déplaisant. Voilà une assez jolie femme ; ni brune, ni blonde ; ma
foi, air choisi, elle doit être grande ; c’est la femme de cet homme
chauve qui me tourne le dos ; sa maîtresse plutôt ; elle n’a pas trop
les façons d’une femme légitime ; assez jolie, certes. Si elle pouvait
regarder par ici ; elle est presque en face de moi ; comment
faire ? À quoi bon ? Elle m’a vu. Elle est jolie ; et ce
monsieur paraît stupide ; malheureusement je ne vois de lui que le
dos ; je voudrais connaître sa figure ; il est un avoué, un notaire
de province ; suis-je bête ! Et le consommé ? La glace devant
moi reflète le cadre doré ; le cadre doré qui, donc, est derrière
moi ; ces enluminures sont vermillonnées ; les feux de teintes
écarlates ; c’est le gaz tout jaune clair qui allume les murs ;
jaunes aussi du gaz, les nappes blanches, les glaces, les brilleries
des verreries. Commodément on est ; confortablement. Voici le consommé, le
consommé fumant ; attention à ce que le garçon ne m’en éclabousse rien.
Non ; mangeons. Ce bouillon est trop chaud ; essayons encore. Pas
mauvais. J’ai déjeuné un peu tard, et je n’ai guère de faim ; il faut
pourtant dîner. Fini, le potage. De nouveau cette femme a regardé par
ici ; elle a des yeux expressifs et le monsieur paraît terne ; ce
serait extraordinaire que je fisse connaissance avec elle ; pourquoi
pas ? »
Je retrouve mes citations, reprends ma place
discrètement autour de l’ellipse, ne loupe que l’extrait d’À bout de souffle que Karin m’avait déjà montré. Elle propose
aussi :
– le Nobody’s perfect qui scie Tony Curtis dans Certains l’aiment chaud ;
– le coup de pied This
is Sparta ! du film 300 ;
– le You talkin’ to me ? de Taxi Driver ;
– un Que la
force soit avec vous ! de Star Wars ;
– le C’est du
brutal, des Tontons flingueurs ;
– le Hasta la vista, Baby du premier Terminator ;
– le Je suis le
roi du monde par DiCaprio à la proue du Titanic ;
– le Houston, we have a
problem de Tom Hanks ;
– le Oh, une serpillière ! Non,
Pierre, c’est un gilet ! d’Anémone
et Thierry Lhermitte dans le Père Noël
est une ordure.
La table rit et regrette que les extraits soient si courts, puis Fred demande à tous de réfléchir au meilleur slogan pour K2, sur la base de ce qu’on a vu – et aussi sur la base des citations qu’Éric va nous envoyer par e-mail, car on n’a plus le temps là, le chef revient.
* * *
Je suis au lit avec Liz, ma femme, et Silva,
l’Angolaise, j’ai un peu de mal à séparer le réel de son double, l’écho et le
reflet, surtout après la quinzaine de cocktails que Liz a tirés tout pimpants
de son shaker. Elle est nue, ma Liz, s’agite, feule et se finit en ondulant du
bassin – de grands mouvements mouillés sur ce qu’elle croit être un sexe tendu
(mon genou replié, en fait). Impossible d’être actif ici, ou d’attaque, ou de
mettre du volume à l’endroit qu’il faudrait – j’ai trop de lessive dans les
narines, d’alcool et de fumée qui tourbillonnent. Liz surgit des profondeurs,
dégaze par paliers, rigole, et de fines gouttes de sueur lui font briller les
lèvres, tu sais ce qui serait génial, Éric, c’est qu’on puisse utiliser ton
casque en forme de diadème pour lire dans les pensées ! Les pensées des
joueurs ! Le jeu leur poserait des questions, ils répondraient sans le
savoir, on leur piquerait leur numéro de carte de crédit, bzzzz, ni vu ni connu, et on
viderait leur compte ! Tu imagines ce que ça représente, des dizaines de
milliers de geeks
en ligne, qui jouent à ton histoire de dormeurs, et qui livrent leurs mots de
passe ? Elle ferme les yeux, ma tendre Liz, on les dirait cousus d’or par
deux traits de maquillage, insère son tuba au ralenti, plonge, recommence à se
frotter contre moi, tout doucement. Liz-la-malice.
Le lendemain, quand on s’est réveillés, j’ai remarqué
que tout avait été volé dans l’appartement et remplacé par des répliques
incroyablement fidèles. J’ai crié à Liz : tout a été volé dans
l’appartement et remplacé par des répliques incroyablement fidèles ! Elle
est sortie de la salle de bain, interdite, et m’a dévisagé : qui êtes-vous
Monsieur ?
* * *
Je sais que tout est construit (le chapitre précédent,
par exemple, dont j’ai emprunté la chute à Steven Wright), qu’un arbre qui
tombe en Sibérie (sans aucun témoin) ne fait pas de bruit, que les notions de
bien, de beau, de juste et de vrai sont relatives, qu’elles sont fabriquées
tous les jours, ré-usinées toutes les nuits par de ridicules petites fourmis –
points noirs sur les immenses boules de bouses que remontent d’opiniâtres
bousiers. William James et les pragmatistes l’ont dit : si c’est utile,
c’est vrai. S’il est utile de croire en Dieu, alors Dieu existe ; s’il est
inutile d’y croire, alors il n’existe pas. Woody Allen :
I believe there is something out there watching us. Unfortunately, it’s the government. Je ne suis pas dupe, il n’y a rien
au-delà du réel, ce sont les fourmis qui cherchent à mettre du sens – mais il
n’y en a pas, il n’y en aura jamais – si ce n’est celui qu’inventeront à leur
tour les fourmis à venir. L’univers est une tautologie, une bouche d’ombre, un
énoncé mat, froid, autoréférent. Tant mieux me disent
Liz et Silva, Michel et Cendrine, Sandrine et
Antoine, Frédo et Karin, Nataly
et mon boss : ça permet d’être libre, de rire, d’habiter la bouse, de
s’enivrer. Avec la booze
de Peggy Lee, par exemple : « If that’s all
there is / Let’s break out the booze and
have a ball » (qu’on trouvera là <goo.gl/FVAGJ>, ignorer
les chevrons et respecter la typo, parenthèse close).
* * *
Je viens greffer mon point de vue ici. J’ai ouvert un
œil cette nuit-là, et regardé le corps assoupi de mon amour : que tu es
sexy ! Je lui ai mis le Diadem sur les tempes, doucement, pour voir, et puis j’ai
branché les fils sur mon Samsung. Ce que tu rêvais à ce moment-là m’est
apparu : les gens flous du bureau mais surtout Silva, nappée de
testostérone, une géante en extase avec deux compteurs électriques à la place
des yeux. Et mon amour l’embrassait, d’une douceur infinie. J’ai coupé l’image.
Tu vas payer pour ça.
* * *
Je range mes notes dans un carton, il y avait
largement de quoi tenir pour des dizaines de réu. Inutiles désormais, Michel
m’a viré. (Les impatients peuvent sauter mon amas de citations et aller au
dernier paragraphe).
* * *
Rompre avec
soi-même. Que chaque moitié parte de son côté. [Régis Jauffret]
Le compagnon de jeu du chat, toujours disponible, toujours partant, est l’autre moitié du chat. [Éric Chevillard]
La réalité est
une illusion due au manque d’alcool. [W. C. Fields]
Je buvais pour noyer
ma peine, mais la garce apprit à nager. [Frida Kahlo]
The universe is the most exquisite masterpiece ever
constructed by nobody. [G.
K. Chesterton]
Que serions-nous
sans le secours de ce qui n’existe pas ? [Paul Valéry]
Admettra-t-on donc que les énoncés de tous ces
théorèmes qui remplissent tant de volumes ne soient que des manières détournées
de dire que A est A ? [Henri Poincaré]
My brain is my favorite organ, but look
who’s telling me that. [Paul Verhaeghen]
Colorless green ideas sleep furiously. [Noam Chomsky]
Lorsque j’achète
des couleurs, c’est au seul vu de leur nom. [Roland Barthes]
Rrose Sélavy Nnoi Rélamor
Bblan Chélavy Ggri Zélamor
Vver Télavy Bbleu
Élamor
Jjo Nélavy Oo Crélamor
Rrou Gélavy Rrou Sélamor
Bblon Délavy Bbru Nélamor
MANY COLORED
OBJECTS PLACED SIDE BY SIDE TO FORM A ROW OF MANY COLORED OBJECTS [Lawrence Weiner]
Plusieurs Mots
Capitalisés Placés Côte-À-Côte Pour Former Une Ligne De Plusieurs Mots
Capitalisés.
Je ne prends pas
de drogues – je suis la drogue. [Salvador Dali]
La topologie
pose qu’il suffit de quatre couleurs pour différencier tous les pays sur
n’importe quelle carte, sans qu’aucune couleur ne se retrouve à côté
d’elle-même. On se demande quel résultat on obtiendrait si l’on repeignait tous
les tableaux de l’histoire de la peinture pour qu’ils obéissent à cette
hypothèse. [Mel Bochner]
Rien n’améliore
autant un paysage que des œufs et du bacon. [Mark Twain]
I am not a snob. Ask anybody. Well, anybody who
matters. [Simon
Le Bon]
Quidquid latine dictum sit, altum videtur.
[Anonymus]
L’ennemi est
bête : il croit que c’est nous l’ennemi alors que c’est lui ! [Pierre Desproges]
Those who believe in telekinetics,
raise my hand. [Kurt
Vonnegut]
Dans la boîte crânienne, ce spasme mou du cerveau tâchant
de se surprendre en plein travail, quelle horreur, rien que d’y penser. [Éric
Chevillard]
Au bout de cette
allée de gravillons, une foule de petits Poucets. [idem]
Avant j’étais
schizophrène, maintenant, nous sommes guéris. [Internet]
Alphabétique classement des huit mots sous vos yeux.
Autoréférence :
récursivité, autopoièse, auto-organisation, autotélisme, autosimilarité, fractale, self,
autodéfinition, tautologie, pléonasme, répétition, boucle étrange, rétroaction,
sui-référentialité, métadiscours, battologie (la
battologie – de Battos,
nom d’un roi de Cyrène qui était bègue – est une répétition inutile est une
répétition inutile).
Si votre
boomerang ne revient pas, c’est qu’on vous a vendu un cintre.
Alors, la règle
du tiers exclu, c’est oui ou c’est non ?
Vivre, c’est
essentiellement dépouiller, blesser, violenter le faible et l’étranger,
l’opprimer, lui imposer durement ses formes propres, l’assimiler ou, tout au
moins (c’est la solution la plus douce), l’exploiter. [Friedrich Nietzsche]
J’ai deux
défauts : je ne connais pas tout.
TOTAL ART
MATCHBOX: « Use these matches to destroy all art,
museums, art libraries... and as I, Ben, signed everything Work of art, burn anything. Keep the last match for this
matchbox. » [Ben Vautier]
Yves Klein s’est-il fait des bleus au judo ?
I am a deeply superficial person. [Andy Warhol]
You must believe in free will; there is no choice.
[Isaac Bashevis Singer]
Every lie creates a parallel world – the world in
which it is true. [Nick Currie, a.k.a Momus]
POINTS FOR
MOTION (PLACE SETTING): the nouns in
the definition of ‘verb,’ Webster’s Third
New International Dictionary, page 2542:
act. agreement. aspect. auxiliary. being. center. copula. instances.
languages. meaning. mode. mood. noun.
number. occurrence. part. person. predicate.
quality. rhema.
speech. subject. tense. use. verb.
verbe. verbum.
voice. word. [Vito Acconci]
Quand vous
commencez un travail votre atelier est très encombré – le passé, vos amis, vos
ennemis, le monde de l’art, mais surtout vos idées – tout est là. Quand vous
persévérez ces choses commencent à disparaître une à une – et finissent par
vous laisser complètement seul. Alors, si vous êtes chanceux, vous-même
disparaissez. [John Cage, cité par Philip Guston]
Besoin de cours
de rattrapage en maths ? Appelez le
33-6-[(17x)(12i)^5]-[cos(xy)/1.8362x]
Mathématicien :
machine à transformer le café en théorèmes. [Paul Erdös]
On a beau
intervertir l’ordre des facteurs, le courrier n’arrive pas plus vite. [Pierre
Dac]
Construire un
château de cartes avec des cartes représentant le Château de cartes de Chardin.
BOX WITH THE SOUND OF ITS OWN
MAKING. [Robert Morris]
Phrase with the
words of its own making. [Me]
Je parle très
mieux français que toi, et je te merde. [Coluche]
4/3 des gens ne comprennent rien aux fractions et
72,6% des statistiques sont fabriquées.
Le
médecin-légiste a confirmé que la mort était due à l’autopsie.
La conférence
sur les voyages dans le temps aura lieu hier.
Le long couloir
de l’hôpital psychiatrique débouche sur un long couloir qui conduit à un long
couloir menant droit à un long couloir au bout duquel enfin vous voilà fou.
[Éric Chevillard]
Rêves (rêves (rêves (rêves emboîtés) emboîtés)
emboîtés) de (poupées (poupées (poupées russes) russes) russes).
HU1T M0T5 4V3C D35 CH1FFR35 3T D35 L377R35.
Engageons
immédiatement télépathe. Vous savez où nous trouver.
Les dyslexiques
jouent-ils au pong-ping ?
Si vous voulez venir
en aide au théâtre, ne devenez pas acteur. Faites partie du public. [Tallulah Bankhead]
Tout est clou à
qui tient un marteau.
Il y a deux
formes de comique : le comique de répétition et le comique de répétition.
Wir suchen überall das Unbedingte und finden nur Dinge. [Novalis]
Mes tableaux
sont sans objet ; mais comme tout objet, ils sont l’objet d’eux-mêmes. Ils
n’ont par conséquent ni contenu, ni signification, ni sens ; ils sont
comme les choses, les arbres, les animaux, les hommes ou les jours qui, eux
aussi n’ont ni raison d’être, ni fin, ni but. Voilà quel est l’enjeu. (Mais il
y a quand même de bons et de mauvais tableaux.) [Gerhard Richter]
Le sens de la
vie c’est qu’elle s’arrête. [Franz Kafka]
* * *
Le boss m’a viré
quand Nataly, triomphante, lui a montré les sommes
folles que j’avais détournées avec la Visa
Infinity de
la boîte. Je sais que ce n’est pas moi – mais qui alors ? Liz m’a quitté.
Elle s’est mise avec l’ingénieur qui a conçu le Diadem. Mais je m’en fous, je
trouverai du boulot ailleurs, peut-être chez Digital Minds. Mélancolie quand même. Nnoi Rélamor : devenir
immortel et puis mourir ?
* * *
Deux monologues
intérieurs imbriqués, c’est possible – la preuve, je me suis greffée dans celui
d’Éric à mi-parcours. Le Diadem X2 sera encore plus discret. Je
pourrai bientôt le glisser dans une liseuse numérique ou la reliure d’un livre
papier. Il lira les pensées de son propriétaire. Un livre qui lit son lecteur –
tremblez, mots de passe.
Liz-la-malice.