Le Bleu
Bonsoir
à tous et bienvenue sur le plateau de « Souriez, vous êtes filmés » ! Ce soir nous irons jeter un
œil du côté de la couleur bleue, celle qui manque tant à nos
ciels et à nos cieux !
Mais
avant tout, un rappel, celui de l’adresse à laquelle vous devez nous envoyer
vos cassettes les plus drôles — nous apprécions particulièrement les petits
accidents domestiques, vous le savez, mais aussi les catastrophes du quotidien
, les chutes en tout genre, les gaffes, les mauvaises blagues, les cérémonies
qui déraillent, etc., etc. — du moment que ça ne pèse pas une tonne et qu’on y
rit !
Alors
cette adresse ? Voilà : « Souriez,
vous êtes filmés » BP6, Schaerbeek
6, 1030 Bruxelles.
Donc,
le bleu. C’est aujourd’hui la
couleur la plus représentée dans le monde, et c’est celle que les gens
préfèrent, de loin, avant toutes les autres. Il n’en a pas toujours été ainsi,
bizarrement, mais nous en reparlerons après ça, regardez et... attention aux bleus !
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Une ecchymose, comme dans les cas que nous
venons de voir, c’est donc un bleu...
Et ce nom vient de la couleur apparente du sang, pourtant rouge, qui se répand
sous la peau après un choc... Le bleu, disions-nous, fut une couleur
pratiquement inconnue chez nous jusqu’au 12e siècle — c’est fou non ? Il
n’y avait même pas de nom pour elle chez les Grecs et les Romains !
D’ailleurs les mots français bleu et azur ne viennent ni du grec ni du latin,
mais respectivement du germanique et de l’arabe ! Le bleu, pour les
Romains était la couleur des Barbares
et du deuil — ils ne l’appréciaient donc pas du tout.
Au
paléolithique, déjà, pas trace de bleu sur les parois des grottes qui ont été
mises au jour. Des rouges, oui, des noirs, des bruns et toutes sortes d’ocres —
mais pas de bleu, ni de vert d’ailleurs.
Au
néolithique, quelques millénaires plus tard, toujours aucune trace de bleu dans
les teintures, mais du rouge et du jaune, plus faciles à maîtriser.
Attention,
défaut de maîtrise ici aussi...
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De la nuit des temps, donc, et jusqu’au 12e
siècle, pratiquement toutes les sociétés humaines ne connaissaient et reconnaissaient
comme couleur que le rouge, le noir et le blanc. Les autres, pourtant présentes
dans la nature — que ce soit le bleu
du ciel ou le vert des végétaux —
n’étaient pas utilisées. Le rouge
régnait en maître. Il devait son statut au fait qu’il fut longtemps la seule
couleur servant à teindre les fibres textiles. Très tôt, en effet, l’on utilisa
les propriétés de la garance, une
plante, du kermès, un insecte, et de
certains mollusques broyés pour leur
qualités colorantes. Le rouge résistait même mieux que les autres teintures au
soleil, à l’eau et aux lessives. Rouge
était même synonyme de couleur, en
latin — et cette similitude se retrouve encore aujourd’hui en espagnol où colorado veut dire, justement, rouge. Et puis cette couleur est celle
du sang, lequel a toujours été chargé de symboles.
Le bleu, en revanche, dut attendre le culte marial pour entrer franchement en
Occident — et je précise pour les athées qui nous regardent, que
« marial » vient de Marie,
la mère du Christ. Tout va
s’expliquer après ceci...
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Marie, mère de Jésus, arbore depuis toujours des vêtements sombres dans les
tableaux qui la représentent. C’est parce qu’elle porte le deuil de son fils,
mort sur la croix. Mais le clergé évolue peu à peu, en ce début de 12e siècle,
et commence à construire des églises où la lumière prend de plus en plus
d’importance. On veut célébrer la gloire de Dieu, aucune décoration ne paraît trop belle. Assez de pénitences,
il s’agit de faire un peu plus glamour
pour attirer le client ! Les vitraux s’agrandissent donc, ils deviennent
plus colorés. Le bleu désigne à présent la couleur du ciel, donc la couleur du
divin. Le vêtement de Marie sera le
premier touché, qui s’éclaircira de plus en plus, tendant vers le bleu éclatant,
loin du deuil des premières représentations.
En
quelques décennies le renversement des valeurs sera total. Le bleu, de
périphérique et anecdotique, deviendra central. Il envahira toute la sphère des
figures religieuses, puis celle des objets et des vêtements de la vie
ordinaire.
Marie, quand à elle, se vêtira d’or,
plus tard, puis de blanc, pour symboliser sa virginité. Mais si le bleu existe,
c’est grâce à elle...
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Ce qu’il y a de bien, avec le
bleu, c’est le vocabulaire.
Attention, voici quelques mots et expressions représentant cette couleur :
aigue-marine, azur, céruléen, ciel, cobalt,
cyan, faïence, fleur-de-lin, indigo, jacinthe, lagon, lapis-lazuli, lavande,
marine, myosotis, opale, outremer, pastel, pensée, pervenche, pétrole, sèvres,
turquoise, ultramarin et véronique ...
Mais
on parlera aussi de bleu acier, de bleu canard, de bleu Chardin — en hommage au peintre —, de bleu de Chine, de Delft ou de France, de bleu de méthylène, de bleu
nuit, de bleu de Prusse, de bleu
électrique, de bleu Gauloises ou Gitanes — pour les fumeurs —, de bleu
layette, de bleu Nattier — encore un
peintre —, de bleu océan, paon, perroquet, persan ou porcelaine, de bleu roi,
de bleu Vermeer, de bleu de
volubilis et même de bleu de zinc et de zone bleue...
Ouf !
Mais
l’un des bleus les plus bleus de chez bleu c’est l’IKB, qui fut breveté par un artiste il y a plus de 40 ans sous le
numéro 63471.
Son
histoire après ça...
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Yves Klein est un artiste français qui croyait, disait-il, en l’absolu de la couleur. Dans l’immédiat
après-guerre il compose ses premiers monochromes
— des toiles uniformément recouvertes par un pigment industriel pur. En 1956 il
commence à faire une fixette sur le bleu outremer,
couleur qui l’obsèdera toute sa vie, au point de n’utiliser qu’elle
pratiquement pour tous ses travaux. Mais les bleus du commerce ne le
satisfaisant pas, il se mettra en cheville avec un chimiste parisien pour
trouver autre chose. Après un an d’expériences, il réussit à mettre au point un
teinte outremer unique, extrêmement saturée et lumineuse. Il la fera breveter
en mai 1960 sous le nom IKB, « International Klein Blue » et cette
couleur deviendra définitivement sa marque — au propre comme au figuré !
Yves
Klein est connu aussi pour ses
« Anthropométries » qui
mettent en scène des jeunes femmes nues, badigeonnées de peinture bleue,
lesquelles viennent ensuite se coller contre d’immenses toiles, laissant leurs
empreintes — mais c’est une autre histoire !
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Le vêtement bleu par excellence
n’est plus le manteau de la Vierge Marie,
relativement peu porté de nos jours, mais le jeans — le blue-jeans
même, comme on ne l’appelle plus...
D’où
lui vient son nom ? De la ville de Nîmes,
où l’on produisait il y a près de 200 ans une toile très résistante, et de la
villes de Gênes, d’où était exporté
l’indigo qui servait à teindre cette toile : c’était le « bleu de Gênes », lequel donna blue-jeans — Nîmes, de son côté, passant à la postérité avec le denim, nom que les Américains donnent au
tissu.
Là
aussi, il y a une histoire de brevet et de numéro. C’est celle du Bavarois Levi Strauss qui débarque en 1860 à San Fransisco en pleine ruée vers l’or.
Il transporte avec lui cette fameuse toile de tente bleue en provenance de Nîmes. Très vite il a la bonne idée de
l’utiliser pour y tailler des pantalons. Les mineurs les adoptent, car ils sont
solides avec leurs 5 rivets de cuivre, leurs 5 boutons de nickel et leurs
doubles coutures. Levi Strauss fera
fortune !
Celui-ci
brevettera son vêtement sous le numéro139.121 — mais c’est le numéro
d’inventaire qui deviendra célèbre : le 501 !
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Bienvenue dans la deuxième partie
de « Souriez, vous êtes
filmés ! » consacrée, comme la première, à la couleur bleue, qui fait de si jolis yeux, pas
vrai ?
Mais
d’où vient le bleu ? — vous entends-je piaffer —, et comment le
fabriquait-on ? Les Grecs et les Romains, on l’a vu, ne teignaient que peu
ou pas en bleu. Mais les Celtes et les Germains le faisaient, en utilisant une
plante, le pastel, dont les feuilles
contenaient le colorant cherché.
Hors
d’Europe — et spécialement en Inde, d’où son nom —, on utilisait une autre
plante, l’indigotier, dont le
principe actif est beaucoup plus puissant. Cet indigo était transformé en pâte, puis séché en blocs et exporté.
Les Européens croyaient que c’était une pierre avant que Marco Polo ne leur ouvre
les yeux.
Une
véritable pierre, elle, semi-précieuse de surcroît, c’est le lapis-lazuli, qu’il fallait broyer de
manière très précise...
Tous
les procédés pour obtenir du bleu
étaient extrêmement longs, lents et coûteux — et cela explique aussi la rareté
de cette couleur en Occident avant le 12e siècle...
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Ah, il est temps de faire un peu
de science et de se poser la question de ce qu’est véritablement une couleur comme le bleu. Tout le problème
vient de ce qu’il faut trois choses bien différentes pour définir une couleur.
Il faut d’abord une source de lumière,
ensuite un objet — frappé par cette
lumière —,et enfin un œil humain,
connecté sur un cerveau placé
derrière — car c’est le cerveau, finalement, qui voit...
Selon
le type de lumière, de surface réfléchissante, d’œil et de cerveau, on verra des
couleurs différentes — la dernière difficulté venant des mots utilisés pour
exprimer ce qui est perçu, car les mots ne veulent pas dire la même chose
partout !
Pourquoi
le ciel est bleu ? Parce que le
ciel, composé d’air, de molécules en suspension et de micro-poussières
diverses, diffuse la longueur d’onde bleue dans toutes les directions, sans
faire de même avec les autres. Si l’on regarde en l’air ailleurs que vers le
soleil, on verra donc seulement du bleu.
Et
pourquoi la mer est bleue ?
Parce que le ciel s’y reflète...
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Quelle est la symbolique du bleu ? On a vu que
pour les Romains le bleu foncé était
signe de deuil et que cette couleur était assimilée, en général, aux Barbares
qui campaient aux frontières de l’Empire. Le bleu est devenu ensuite la couleur
du ciel divin, puis la couleur de Marie, puis, via ses armoiries, celle
du roi de France dont l’écu était,
je cite, « d’azur semé de fleurs de
lys d’or ». La nouvelle prédilection de la cour pour cette couleur fut
copiée par toute la noblesse et l’expression « avoir du sang bleu » en témoigne encore — c’est à dire faire partie de l’aristocratie.
Aujourd’hui
le bleu est synonyme de calme, de
sérénité, de paix... Paix que sont d’ailleurs chargés d’assurer les casques bleus de l’ONU.
On
associe aussi le bleu à la propreté,
à la fraîcheur, à l’hygiène, et une foule de produits qui veulent évoquer ces
qualités affichent cette couleur : grains bleus de certaines poudres à
lessiver, emballages de shampooings, serviettes, etc.
Mais
le bleu c’est aussi l’inspiration, la créativité,
le dynamisme, toutes choses qu’on retrouve ici, regardez !
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On oppose souvent le bleu et le rouge et c’est vrai que ces couleurs ont été longtemps séparées. À
la fin du Moyen Âge, par exemple, les teinturiers devaient choisir leur
camp : soit ils teignaient en bleu, soit ils teignaient en rouge — mais
pas les deux ! On dispose de très nombreux documents, d’édits et d’arrêts
où cette interdiction était mentionnée. Les premiers installés furent les
teinturiers rouges, mais la mode du bleu provoqua l’arrivée de nouveaux
artisans, aux techniques différentes car les produits de teinture étaient
différents. Ceux qui faisaient le rouge
faisaient aussi les ocres, les jaunes, les orangés et les roses — ceux qui
faisaient le bleu avaient le droit
exclusif de faire le vert, le gris et le noir. Bien sûr ces deux clans se
bagarraient sans cesse, notamment pour avoir accès aux rivières. Car les eaux
usées des teinturiers rouges ne pouvaient être utilisées par les teinturiers
bleus, et inversement ! Même les marchands de couleurs se
disputaient : ceux qui vendaient la garance,
colorant rouge, voulaient que le diable soit représenté en bleu dans les
vitraux afin de discréditer cette couleur !
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Allez, c’est reparti pour un tour
— avec cette jolie Parisienne, de
Pierre-Auguste Renoir, peinte à la
fin du 19e siècle et n’utilisant que des bleus outremer et cobalt synthétiques. Car depuis les progrès de
la chimie, pratiquement toutes les
couleurs d’aujourd’hui sortent des laboratoires. Adieu urine de vache pour le jaune, adieu au blanc de céruse obtenu en mettant du fumier et du vinaigre sur du
plomb, adieu aux cochenilles polonaises
— ces insectes qu’on séchait et broyait pour obtenir la teinture rouge des
crinières de chevaux turcs ou des draps florentins !
Mais
les pigments de synthèse ne datent pas d’hier : le tout premier d’entre
eux fut découvert en Égypte, il y a 4500 ans.
Il
s’agissait du bleu égyptien, couleur qui nous est chère,
obtenue en faisant chauffer à 800 degrés un mélange de verre et de copeaux de
cuivre. Pour le petit scientifique qui sommeille en chacun de vous, en voici la
composition idéale : 64 % de SiO2, 21 % de CuO et 15 % de CaO —
formule nettement moins sexy que la Parisienne
de Pierre-Auguste...
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On trouve le bleu partout, comme nous l’avons vu : il triomphe dans les
vêtements, les carrosseries de voiture, les affiches et les photos. Mais il y a
un domaine ou il a échoué : c’est celui de l’alimentation. Le bleu ne se mange pas. Les confiseries bleues sont
rares — quelques dragées, c’est tout —, mais aucune pâtisserie de cette couleur
ne s’est jamais imposée. Quelques tartes aux mûres, aux prunes ou aux myrtilles
ont parfois des reflets bleutés, mais c’est rare. Pratiquement aucune entrée
n’est bleue, même si l’un ou l’autre chou peut tirer sur le violet. Et on ne
connaît aucun pain bleu pour manger ces fromages qui n’ont de bleu que le
nom...
Du
côté des boissons, la seule qui soit bleue semble être le curaçao. Il est d’ailleurs coloré au bleu de méthylène. Vous
connaissez le Maï Taï ? 6 cl de
rhum blanc, 6 cl de rhum ambré, 3 cl de curaçao bleu, 3 cl de citron vert, 1
cuiller à soupe de sirop de canne et une autre de sirop d’orgeat. Décorez avec
une pointe d’ananas, une orchidée et une petite ombrelle — vous aurez l’air
d’un vrai touriste !
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Le bleu semble être aussi la
couleur de la mélancolie, comme dans avoir
des bleus à l’âme, ou avoir le blues.
Car le bleu, dès qu’il fonce un peu, flirte rapidement avec le noir — symbole
de deuil et de mort.
D’où
vient le blues ? D’Afrique et
d’Amérique à la fois. Ce sont des chants de travail, des mélopées tristes, des
paroles plus que des musiques. To be blue
c’est broyer du noir — à moins que le
mot blues vienne des blue devils, les lutins bleus que l’on rencontrait dans certaines ballades
irlandaises. Le mot évoque de toute façon le cafard et le spleen chers à Baudelaire et Vigny.
Chant
des esclaves noirs, le blues serait
né vers 1865 en même temps que le spiritual,
le jazz et le gospel. C’est un texte hanté par la femme, en général, et par le
charançon du coton, le contremaître sans pitié, les pénitenciers et les
inondations, la mule fatiguée, les chiens dressés pour la chasse aux nègres,
les incendies et les voyages, l’alcool et la maladie, les jeux, les juges et
les shérifs, la prison et la sécheresse, les fleuves, le feu et le ciel, la
guerre, la boxe et le président des États-Unis... comme il est dit dans
l’encyclopédie Universalis !
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Voilà, c’est avec ces images que
nous allons devoir nous séparer, j’aurais encore aimé vous parler d’un tas
d’autres choses, comme des bleuets sauvages qu’une revue américaine nous
recommande en salade afin de ne pas vieillir — il paraît qu’ils sont bourrés
d’anti-oxydants... euh, anti-oxydant
comme ça... [anti-oxydant], pas comme ça... [anti-Occident] — vous aviez
compris, ce serait un comble que les Américains appréciassent les anti-Occident, bref ! ...
Pour
nous envoyer vos meilleures images, l’adresse n’est pas encore passée au bleu,
il s’agit toujours de : « Souriez,
vous êtes filmés » BP6, Schaerbeek
6, 1030 Bruxelles.
Quant
à retrouver le bleu, deux ouvrages
en font excellemment le tour, celui ci, « Le Bleu », aux Éditions du CNRS, et celui-là, « Histoire d’une couleur — le bleu » au Seuil — nous nous en sommes
largement inspirés pour cette émission !
À
tous les hommes bleus, Barbe-bleue et autres Schtroumfs : bye-bye !