Du populisme en littérature
LE MONDE |
17.03.2012 à 14h08 • Mis à jour le 19.03.2012 à 11h20
Par Charles
Dantzig, écrivain
Le populisme a afflué sur le monde
en cinq minutes. J’écris ceci pendant une campagne électorale qui y barbote. Celui
qui est actuellement président de la République, incarnation donc de l’élite,
clame qu’il la hait. Un autre candidat, pourtant agrégé de lettres classiques,
appelle à donner la parole "au peuple" et à acheter français.
Nous savons que les candidats de ce
genre n’appellent à donner la parole au peuple que pour en avoir les voix et,
sitôt élus, lui fermer le bec. Les régimes populistes sont ceux qui s’entendent
le mieux à paralyser le peuple en le popularisant.
Nous savons aussi que
"peuple" est une usurpation de langage. Le peuple, c’est tout le
monde, comme dans l’expression "le peuple français", ou c’est
personne. Dans les temps de crise, certains politiciens s’entendent à donner
l’appellation flatteuse de "peuple" à ceux qui souffrent ou craignent
de souffrir, ou s’imaginent qu’ils souffrent. Le populisme donne une pureté
factice à une portion fantasmée de la population. C’est la ruse des malins et
la force des désespérés. Tous ceux qui peinent, à vivre, à se faire élire, ont
tendance à s’y ranger pour excuser des défaites. Et s’ils visent la victoire,
ce n’est que pour y exercer une chose, la vengeance.
Cette idée hypocrite, puisqu’elle
récuse le mot qui la définit, est ce qui fait déraper les démocraties. En
littérature, le populisme va et vient. Son nom, en 2012, est réalisme. Il s’est
installé avec la puissance d’un avion en vol le 11 septembre 2001 : l’Histoire
est parfois assez bonne fille pour signaler avec précision le moment fatal.
Depuis ce moment-là, la brutalité est lâchée dans les arts. (Dans les faits,
elle est éternelle.)
Elle s’est imposée très vite. Inglourious Basterds,
de Quentin Tarentino (2009), l’a esthétisée avec une
stupidité rigolarde. En livre, Les Bienveillantes (2006), si mal écrit
qu’on ne peut le dire malsain - il y a d’ailleurs moins de livres que de
publics malsains -, avait été un symptôme, un déclencheur, quelque chose qui a
fait sauter une digue. Avec ce roman, les voyeurs, les obscènes, les
utilitaires, les machos, enfin le contraire de la littérature, sont venus vers
le livre, donnant un mauvais exemple de ce qui pouvait se vendre, et a été très
imité ensuite. Ils n’avaient eu jusque-là que des ouvrages non littéraires et
donc sans conséquences, souvenirs d’anciens légionnaires d’Algérie, SAS, tout
ça.
La brutalité est soudain estampillée
"littérature". Prestige ! On peut l’admirer ! On n’avait pas vu cela
depuis Louis-Ferdinand Céline. Céline, d’ailleurs, qu’adviendra-t-il du
monument à la brutalité que sont ses pamphlets, une fois sa veuve disparue ?
Elle en interdit la réédition comme il l’avait lui-même fait. Je parierais que,
sous prétexte de valeur documentaire, d’histoire littéraire, de témoignage
historique et autres tartufferies, on les rééditera pour ce qui sera d’abord
une opération commerciale. On répétera bien sûr la phrase d’un pamphlétaire des
années 1960 : "Je publierai mon pire ennemi si je suis sûr qu’il a du
talent." En français non mensonger, cela se dit : "Je
publierai mon pire ennemi si je suis sûr que ça me rapportera de
l’argent." Et quand on aura vendu 200 000 dégoûtants exemplaires des Beaux
Draps, on tentera de faire comme si de rien n’était. Si l’on peut. Les
brutes rendues glorieuses par l’esthétisation ne s’arrêtent pas si vite.
La crise où nous vivons appelle des
questions. Les naïfs, poussés par les rusés, les posent à la littérature. Comme
si la fiction était la Cour des comptes. Aux premiers, cela sert à se rassurer,
aux seconds, à asservir cette folle qui trouve toujours le moyen d’échapper au
devoir. Cette clientèle réclame du réel. On lui en fournit. L’un dans l’autre,
ça marche. Asservissons donc la fiction au reportage, la forme à la narration,
l’inutile au moral. Je tiens l’inutilité de la littérature pour sa supériorité
; l’inutilité qu’ont les sculptures de Brancusi ou les cantates de Scarlatti,
n’est-ce pas.
Le réalisme me paraît une illusion.
Il existe, je ne le conteste pas, et a toujours existé, mais dans un certain
type de littérature, utilitaire, remplaçable et remplacée. Cette forme à la
fois plaintive et menaçante de fiction rend généralement ses auteurs très
heureux. On ne lit plus Georges Duhamel (1884-1966), grand spécialiste de
l’homme moyen en style moyen, et du coup on a oublié qu’il était secrétaire
perpétuel de l’Académie française, commandeur des Arts et lettres, etc. Il a
été remplacé par d’autres, c’est la loi de ce genre de talent. Mallarmé est
unique et reste, Duhamel a des clones qui changent.
Et voici de nos jours, dans le monde
entier, des romanciers américains donnant des pages d’entretien dans des
magazines littéraires pour parler, non de la façon dont on écrit un livre, mais
du destin des classes moyennes ; des romans français pâteux dont on veut nous
faire croire qu’ils ont un style assorti à leur sujet : ce qui se passe, c’est
que leurs auteurs n’ont pas pu faire mieux et qu’on les protège en théorisant
leur incapacité. De même, quand ils expriment des opinions ordurières, on les
secourt en disant que ce sont leurs personnages. Si on aide tellement les
réalistes, c’est qu’ils sont dans l’immédiatement compréhensible, le
communément accessible, le sujet. Que périsse ce qui est la littérature même,
la forme !
Et gare à embêter les réalistes ! Je
sais que, avec cet article, j’aurai encore les aimables céliniens contre moi.
Il faut pourtant dire que le réalisme n’est pas du tout favorable aux
"classes moyennes" qu’il feint d’illustrer. Il les méprise. Le
réalisme n’est qu’une forme inversée de l’idéalisme : l’idéalisme du morose, du
morne, du malveillant. Le réalisme est un chantage. Des écrivains qui ont un
autre réel que vous et moi décident que le leur est l’unique, et que tous
doivent s’y soumettre.
Le réel fluctue suivant l’état de
puissance politique de tel ou tel parti. Dans les années 1950, c’était toute la
littérature du "réalisme socialiste", dont le réel a fini par se
montrer pour ce qu’il était. Dans les années 1990, dirais-je, le réel est passé
à la réaction. La réaction des années 1990 a inventé un fantasme : le
"politiquement correct". A l’écouter, 400 universitaires de
Californie du Sud avaient envahi nos braves côtes françaises, et les gender studies
étaient devenues la charte des Nations unies. Ah, comme il est habile de se
créer un adversaire factice ! On peut l’attaquer indéfiniment en criant qu’il
n’est jamais abattu. Tous ceux qui avaient été débordés par la libéralisation
des mœurs, car c’était là leur point secret de rage, ont mis du temps à
s’organiser et à reprendre de la voix.
Ils y sont allés, cognant,
insinuant, plaçant des gens dans les médias où ils ont pris des postes
d’influence. Et, comme s’ils n’avaient pas fini par gagner, comme s’ils
n’avaient pas pour eux places ni best-sellers et comme s’ils ne fixaient pas
les sujets de débat, ils continuent à se dire minoritaires et insolents. Leur
maître Céline leur a appris cette tactique de crier à la persécution alors
qu’on est en plein triomphe, et que, surtout, on rêve de persécuter les autres.
On savait depuis leurs ancêtres de
la fin du XIXe siècle, à commencer par Flaubert, quelque
chefs-d’œuvre qu’il ait pu écrire, que le réalisme ne croit pas que le gratuit
et le lumineux existent. Il est mû par un amour sournois du mal. Il n’y a
d’ailleurs pas besoin de présupposé moral pour créer du populisme en
littérature. Une esthétique populiste qui ne dit pas des choses populistes se
manifeste par un style épais, vaseux, déprimant à force de ne pas être écrit.
Et il diffuse ses fadaises avec plus de sûreté que les scandaleux, qui
provoquent toujours des réactions. Le réalisme sympa n’est pas moins néfaste
que le réalisme méchant.
Il est frappant que la liste des
meilleures ventes d’essais de Livres hebdo, le magazine de la librairie,
soit infectée de points d’exclamation. C’est le signe de ponctuation des
populistes. Stéphane Hessel, qui pourrait bien être un faux gentil et un vrai
cabot, est l’auteur d’un Indignez-vous ! qui
nous donne un ordre depuis un an en tête des ventes. Son titre à injonction est
imité par : Jacques Attali, Candidats, répondez ! ; Christine Lewicki, J’arrête de râler ! ; Julien Lepers, Les Fautes de français ? Plus
jamais ! ; Marcel Rufo, Tiens bon !
Et bien sûr, quand on examine le
sens des titres, le populisme est confirmé. Pureté de la langue ; comptes
réclamés à l’élection. Ce fou de Péguy savait au moins une chose, que les
phrases exclamatives n’ont pas nécessairement besoin de point d’exclamation.
Elles en restent aussi imposantes, et perdent en répulsion. On pourrait
m’objecter le point d’exclamation comique de Max Jacob, mais je ne crois pas
que Max Jacob, son humour et sa grâce soient le genre des réalistes.
Ces instrumentalisateurs
de la littérature n’écrivent pas, ce sont des discoureurs de Hyde Park qui vocifèrent, grimpés sur un tabouret. Le
réalisme est aussi un terrorisme. Il insinue que vous êtes un frivole, un
indifférent, un inutile, un parasite si vous ne lui obéissez pas. Force
supplétive d’une politique douteuse, l’esthétique de la brutalité passera une
fois que cette politique aura reculé. On l’a vu mille fois, les grands mâles
donneurs d’ordres sont des suiveurs de maîtres.
Charles Dantzig, écrivain
Charles Dantzig est auteur de romans
("Dans un avion pour Caracas", Grasset, 2011), poèmes, essais. Il a
notamment publié le "Dictionnaire égoïste de la littérature
française" (Grasset, 2005) et l’"Encyclopédie capricieuse du tout et
du rien" (Grasset, 2009). Il a reçu, en 2010, le grand prix Jean-Giono
pour l’ensemble de son œuvre.
Le puritanisme, vrai ennemi de
la littérature
LE MONDE |
04.04.2012 à 14h52 • Mis à jour le 04.04.2012 à 14h56
Par Michel
Crépu, directeur de la "Revue des deux mondes"
Dans un recueil d’études, Le
Studio de l’inutilité (Flammarion, 304 p., 20 euros), Simon Leys note suavement que les "artistes qui se
contentent de développer leurs dons n’arrivent finalement pas à
grand-chose". Et il ajoute : "Ceux qui laissent des traces
sont ceux qui ont la force et le courage d’explorer et d’exploiter leurs
carences." Je ne sais si nos futurs critiques de l’an 3000 disposeront
de cet épatant carbone 14 pour faire le tri entre paresseux du don gentiment
cultivé et aventuriers du vulnérable (en l’occurrence, Leys
parle d’Henri Michaux).
Peut-être, attardés au carrefour de
l’année 2012, année très politique, observeront-ils cette vague
"populiste" dans les lettres dont s’effraie Charles Dantzig dans un
article récent (Le Monde du 19 mars). Voltaire parlait, lui, de la "populace", ajoutant sans gants
qu’il n’est rien de pire que de lui laisser la bride sur le cou. Les affaires
de la cité sont une chose bien trop sérieuse pour être laissées à la gouverne
de la "populace" : signé Voltaire. Au moins les choses étaient dites
et l’on ose à peine imaginer quel serait l’ahurissement de l’auteur de Candide
au spectacle chaque jour plus terrifiant des progrès du politiquement correct.
Dans son diagnostic alarmé, Charles
Dantzig glisse du populisme au "réalisme", ce qui n’est pas tout à
fait la même chose. Par exemple, il parle des Bienveillantes (Gallimard,
2006), dont on a tant entendu causer dans les dîners par des pérorants qui ne l’avaient pas lu. Ce livre relève-t-il du réalisme
? Au relu, on voit que Jonathan Littell n’est pas un
très grand écrivain et qu’il a pourtant écrit un livre extraordinaire. Ce sont
des choses qui arrivent en littérature. Comprenne qui pourra.
Réel ou réalisme, d’ailleurs ? Il
est certain que, depuis (depuis quand, au fait ?, depuis la fin de la seconde
guerre mondiale ?), la figuration du vrai (autre nom du réel), a passé auprès
des écrivains montés au créneau comme une affaire d’honneur. Une littérature ne
disant pas le vrai est bonne pour le poteau. Un écrivain qui se livrerait
aujourd’hui à un éloge pervers du mensonge en littérature signerait son arrêt
de mort. Un nouvel Horace, un nouveau Tibulle, qui verraient l’accomplissement
poétique dans un éloge du confort érotique, n’auraient plus qu’à se jeter par
la fenêtre. La littérature pour se distraire ? Les délices de l’escarpolette à
la Fragonard préférés à l’enfer sexuel calviniste de Lars von
Trier ? Au cachot ! Aux fers !
De là ce déluge de tranches de vie
au lyrisme atroce, cette houellebecquerie du dimanche
conquise par des nains à force de misérabilisme et d’absence radicale d’humour
(Houellebecq en a, lui, c’est au moins une chose). Très curieusement, Dantzig
voit une machinerie célinienne derrière tout cela. Une lecture un peu suivie de
Céline montre pourtant au contraire à quel point (spectaculaire dans ce chef-d’oeuvre de la fin qu’est Féerie pour une autre
fois), loin d’être un gouailleur de la populace, Céline est un raffiné aigu
en droite ligne de Saint-Simon, via les Mémoires d’outre-tombe relus à
Copenhague durant sa détention. Quelle extraordinaire finesse ! Quelle pointe !
Quelle vérité ! Lu de près, à côté de la dentellerie célinienne, Proust en
ressort quasiment vulgaire, c’est drôle comme les choses prennent un certain
relief, parfois.
Dantzig toise le journalisme de
reportage : grands dieux, il nous semblait pourtant qu’un simple bon vieux
compte rendu d’étape du Tour écrit par quelqu’un qui ne se pique pas de laisser
une trace relevait l’honneur bafoué des lettres à force de pompeuse
autofiction. Qui ne donnerait les vingt-cinq derniers romanticules
pour un compte rendu discrètement rationnel, métaphoriquement exact, d’une
séance de la Bourse ? Les nouvelles Iliade se lisent par nanosecondes
sur des écrans dont nul ne possède plus la clé USB. Nos chroniqueurs du Nasdaq
sont les derniers Homère de ce nouveau monde. Vive, donc, le journalisme.
A la vérité, ce n’est pas tant le
"populisme" au sens strict qui menace les lettres qu’une forme de
puritanisme précieux auquel la littérature française, de Sade à Bataille, n’était
pas habituée. De petites lumières dans la nuit arrivent pourtant parfois à percer
le noir opaque. D’où arrivent-elles ? De quelles intimités singulières ? Nos
archéologues de l’an 3000 recueilleront ces bris de langage comme des énigmes.
On dira : "Vous voyez bien
qu’ils n’étaient pas si nuls qu’ils en avaient l’air." Quelle étrange
époque avec ses finesses, son puritanisme aux visages multiples, le plus
insidieux étant bien sûr celui qui se donne pour son contraire, en revient
toujours à une forme énigmatique de haine de soi, peut-être le pire fruit,
après soixante ans, d’un certain juin 1940.
Se mettant elle-même sous la
surveillance d’un surmoi en acier trempé, la littérature française est rongée
par une maladie mortifère : on dirait qu’il lui faut sans cesse des coupables
en guise de canne pour s’aider à marcher. Il lui faut de la thèse, de la cause
à défendre, sinon elle est perdue. Livrée à elle-même, elle a peur du vide, une
crainte panique de la légèreté comme de la profondeur, laborieusement conjurée
à force de pseudo-crudité, en espérant "faire scandale".
Correct et incorrect sont des soeurs siamoises, les deux faces d’une même carte vaine.
Peut-on desserrer cet étau ? On ne peut pas ne pas l’espérer. Ou alors c’est la
fin de ce qui mérite encore de s’appeler, à la face du monde, la littérature
française. Il est vrai que Céline a eu aussi ce terrible mot : "La
vérité, personne n’en veut." Même lui n’en voulait pas. C’est dire.
Dans une "Carte blanche"
publiée dans Le Monde du 19 mars, l’écrivain Charles Dantzig
avait fustigé la tendance "réaliste" des écrivains actuels à s’emparer
de la réalité comme des reporters, y voyant un symptôme de "populisme
littéraire".
Michel Crépu, directeur de la
"Revue des deux mondes"
L’humanisme du réalisme
LE MONDE |
14.04.2012 à 15h11
Par Frédéric
Beigbeder
Il faut voir les choses du bon côté : la France est sans doute le seul
pays où, en pleine campagne présidentielle, des écrivains sont capables de se disputer dans un grand
quotidien du soir pour savoir si le roman réaliste tient du populisme ou du
puritanisme. Il n’est pas certain que cette question soit l’urgence du moment,
mais peu importe : nous devons nous enorgueillir d’habiter l’étrange contrée qui suscite des controverses aussi
fondamentales.
Je ne suis pas sûr d’avoir très bien compris ce
qu’ont voulu dire
Charles Dantzig et Michel Crépu (Le Monde du 19 mars et du 5 avril),
désormais relayés par la pétillante revue Transfuge, qui titre "La littérature
française plus rétrograde que jamais ?" Ce que j’ai retenu de leurs
libelles, c’est que la littérature française va mal, car elle serait victime
d’une nouvelle oppression : l’obligation de décrire le monde. Reprocher à un roman
d’être réaliste, c’est oublier qu’on se fiche du sujet d’un livre, du moment qu’il
est réussi.
Une phrase d’Oscar Wilde suffirait à
leur clouer
le bec (sans calembour) : "Un livre n’est pas moral ou immoral, il est
bien ou mal écrit, c’est tout." Personne n’oblige personne à écrire,
ni à lire,
tous les romans qui ouvrent des fenêtres sur le monde, les guerres, les faits divers sordides, les
tueurs de petites filles ou (même) les bourreaux nazis, la colonisation ou la
tragédie du 11-Septembre. Il est vrai que depuis Flaubert, Stendhal et Truman
Capote, nombreux sont les romanciers qui choisissent de raconter une histoire
vraie.
Ce n’est pas forcément une mauvaise idée
si l’on est incapable d’en inventer une fausse qui soit meilleure. Jonathan Littell et Alexis Jenni ont ressenti le besoin de romancer les horreurs des
guerres du XXe siècle : ils ne furent ni les premiers ni les
derniers à décrire la barbarie par la fiction. Ce n’était pas indispensable, ni
utile, mais ils en ressentaient le désir, et leurs romans sont beaux et
terribles comme des tableaux de Jérôme Bosch.
Personne n’est forcé d’aimer Jonathan Littell, ni Alexis Jenni. Leurs fresques ne sont pas
nécessaires mais leur forme, leur construction, leur perversité, leur lyrisme
macabre leur confèrent une force qui est aussi le reflet d’un siècle
insoutenable. Il ne faut pas hésiter à employer le terme le plus injuste et subjectif qui soit :
talent. Comme dirait l’Irlandais précité, un roman n’est pas rétrograde ou
novateur : son auteur a du talent ou il n’en a pas, c’est tout. Et qui décide
si quelqu’un a du talent ?
Le goût, dont nous savons qu’il ne
se discute pas. La conversation pourrait presque s’arrêter là. Charles Dantzig,
Michel Crépu et moi n’aurions plus qu’à nous taire ; avouez que ce serait
dommage. Pour une fois que l’on consacre de la place ici à quelque chose qui ne
sert à rien.
Quand Charles Dantzig écrit que la
fiction est aujourd’hui "asservie au reportage", il dit
quelque chose de vrai et quelque chose de faux. La chose vraie, c’est que les
romans réalistes ont beaucoup de lecteurs en France depuis Honoré de Balzac et
Emile Zola. Du coup, beaucoup d’auteurs, un jour ou l’autre, sont tentés de s’y
essayer. La chose fausse, c’est le terme : "asservie". La
fiction n’est asservie nulle part, jamais, par personne, et certainement pas
par une dictature imaginaire du journalisme.
Aucun éditeur ne contraint les
auteurs à rédiger sous la torture des aventures sordides, ni même des histoires
crédibles. Victor Hugo n’a pas été victime du totalitarisme de la pauvreté
quand il rédigea Les Misérables. Mais était-il si inadmissible, si
obscène, si absurde, de désirer écrire sur la réalité sociale, la souffrance
des déclassés, l’injustice et le malheur de l’humanité, après Dickens et avant
Dostoïevski ? Certes, le succès du réalisme est agaçant. Le roman réaliste
continue de rencontrer un large écho critique et public cent cinquante ans
après son invention.
Peut-être faut-il se demander
pourquoi les gens continuent de lire des livres de fiction. Cherchent-ils un
sens à leur vie ? Ils risqueraient d’être déçus. Ils veulent peut-être que le
roman leur ressemble, leur parle d’eux. Ils sont rassurés par la présence de
repères historiques, et attirés, comme les lecteurs de journaux ou les badauds
dans la rue, par les personnages de fous violents, moches, et si possible
cruels. C’est triste et un peu minable, mais c’est humain. Le roman servirait
de miroir, et il n’échappera pas à Charles Dantzig, directeur de la nouvelle
revue littéraire Revue du Stendhal Club, que ceci n’est pas une image de
Louis-Ferdinand Céline, qui se fichait des histoires ("Des histoires,
y’en a plein les commissariats", éructait-il).
Je ne demande rien aux romans, mais
s’ils changent ma vision du monde par la langue, s’ils m’ouvrent les yeux et me
font regarder les êtres avec une musique, une couleur, une lumière nouvelles, je n’aurai pas l’impression d’avoir perdu mon
temps de lecture. Nous devrions surtout nous réjouir qu’il y ait encore des
gens qui lisent tout court. Pourvu que cela dure. Si tous les romans français
refusent de raconter la fin de la France, notre littérature fera-t-elle de
vieux os ?
Là où Charles Dantzig vise juste, c’est
sur la mode du moment. Il y a recrudescence. Beaucoup de romanciers
contemporains s’inspirent des faits divers les plus crasseux. Citons, depuis
l’été 2011 : Tout, tout de suite (Fayard) de Morgan Sportès
(l’affaire Ilan Halimi), Claustria (Seuil,
536 p., 22,20 euros) de Régis Jauffret (l’affaire
Josef Fritzl), Avenue des géants (Gallimard,
360 p., 21, 50 euros) de Marc Dugain (sur le tueur en série Edmund Kemper)...
À force de se passionner pour
l’actualité policière, on risque d’oublier la distance romanesque, ce délai
temporel qui est le secret de la grande littérature.
De nombreux romans sont certainement
en train de s’écrire sur Anders Breivik et Mohamed Merah : ils nous donneront un sujet de conversation pour
septembre, mais seront-ils bien mûrs ? Et que dire du nouveau roman Lointain
souvenir de la peau (Actes Sud, 448 p., 24,20 euros) de Russell Banks, sur
le quotidien d’un jeune délinquant sexuel ? Voyeurisme ou lucidité ? Limonov (POL, 2011), d’Emmanuel Carrère
: fascination national-bolchevique ou tableau sensible d’un pays malade ?
Dantzig pense que les romanciers
réalistes sont motivés par "un amour sournois du mal", c’est
bien généreux de sa part. Je pense qu’ils font ce qu’ils veulent, ou (quand ils
sont géniaux) ce qu’ils peuvent. Il n’est pas non plus interdit de supposer
qu’écrire sur la laideur soit (peut-être) (parfois) (si on travaille beaucoup)
un moyen d’accéder à une certaine forme de beauté.
Si nous vivons en ce moment une
apocalypse, alors il ne faut pas s’étonner de voir apparaître
l’Antéchrist : les personnages de monstres banals, de bourreaux
ordinaires, de tueurs solitaires et de diables souriants n’ont pas fini de
nourrir l’art romanesque.
Quant à ramener tout à Céline, le
pauvre, il n’était même pas né que le vérisme était déjà ancien. Nietzsche
disait de Zola qu’il jouissait du "plaisir de puer". Tout
n’est que recyclage ; l’éternel retour est notre leçon d’humilité. Rien dans ce
débat n’est d’une folle originalité : heureusement que ma conclusion approche.
Il faut bien comprendre
qu’aujourd’hui, choisir de lire, c’est déjà être réactionnaire. Une personne
qui décide de lire pense toujours que "c’était mieux avant" - avant
le cinéma, la télévision, les jeux vidéo, le portable, Internet, Facebook, Twitter, etc. Le
lecteur est désormais une espèce menacée, et tout écrivain un brontosaure qui
ronchonne. Il se trouve qu’en France le passé fut une avant-garde (le Nouveau
Roman).
Nous assistons donc à une double
réaction (au sens chimique mais aussi au sens littéraire et politique) ; c’est
un retour au classicisme, un recul pour se rassurer. Le roman français fait une
pause car il est fatigué par le surréalisme, Les Gommes, l’Oulipo, les
expériences de toutes sortes, une litanie de belles révolutions manquées. Ce
qu’un romancier réaliste (à tendance satirique) pourrait répondre à Dantzig
lorsqu’il vilipende Littell et Jenni, c’est qu’il
aurait dû nommer leur éditeur commun : Richard Millet. C’est lui que Charles
Dantzig, l’éditeur de la maison Grasset, vise en réalité, ce grand confrère de
chez Gallimard.
Une autre cible de Dantzig (sans la
nommer) est bien sûr Michel Houellebecq. J’espère en tout cas que la rancune de
Dantzig ne tient pas aux prix Goncourt reçus par Les Bienveillantes de
Jonathan Littell (Gallimard, 2006), La Carte et le
Territoire de Michel Houellebecq (Flammarion, 2010) et L’Art français de
la guerre d’Alexis Jenni (Gallimard, 2011). Quoique.
Si sa vindicte, aussi brillante
soit-elle, n’était inspirée que par la déception et la jalousie, elle
ajouterait à son dandysme une certaine humanité. Nous ne devenons grands que
par nos faiblesses, tel est sans doute ce que Scott Fitzgerald voulait
signifier quand il déclara à propos d’Hemingway : "Il parle avec
l’autorité du succès, et moi je parle avec l’autorité de l’échec."
Frédéric Beigbeder
Né en 1965, Frédéric Beigbeder a
travaillé dans la publicité, un univers qu’il décrit dans son roman "99
francs" (Grasset, 2000). Il est chroniqueur littéraire, romancier et
réalisateur du film "L’amour dure trois ans". Il a obtenu, en 2003,
le prix Interallié pour "Windows on the World" et, en 2009, le prix
Renaudot pour son livre "Un roman français". Dernier ouvrage paru
"Premier bilan après l’apocalypse" (Grasset, 2011)