Urgence
pour Paula Rego
Par NANCY HUSTON, écrivaine
(Libération, 19 mars 2012)
Il est parfois,
dans le monde de l’art contemporain, des silences retentissants. Pour moi
l’exemple le plus récent et le plus énorme est celui réservé à l’œuvre du peintre
Paula Rego par ceux qui font l’opinion artistique en
France, et l’ignorance quasi absolue dans laquelle se trouvent par conséquent
les Français quant à l’importance et même à la simple existence de ce peintre.
Célèbre non seulement au Portugal où elle est née en 1925, mais en
Angleterre où elle vit et travaille depuis un demi-siècle (et aux États-Unis où
elle expose souvent), Rego demeure une quasi inconnue
dans l’Hexagone. Comment est-ce possible ?
Je l’ai
découverte il y a deux ans au centre Gulbenkian à Lisbonne : suis tombée en
arrêt devant deux toiles géantes, traitant l’une et l’autre, avec beaucoup
d’humour et d’audace, du thème de l’agression sexuelle. Intriguée, ai cherché
et trouvé, à la librairie du musée, un grand livre sur Rego.
Me voyant tituber sous le choc de cette découverte, le jeune caissier m’a
appris qu’un musée entier lui était consacré (chose rarissime pour une artiste
vivante) : la Casa das Histórias
à Cascais. Ai sauté dans un train dans l’heure, m’y suis rendue, n’en suis pas
encore revenue.
Comment est-ce
possible ? Un peintre de cette envergure, de ce génie, de cette
productivité, travaillant dans tant de médias différents (pastels, dessins,
gravures, huiles…) et femme par-dessus le marché (je dis «par-dessus le
marché» parce que me passionne depuis des décennies la manière dont les femmes
douées parviennent ou ne parviennent pas à donner la pleine mesure de leur
talent), dont je n’aurais jamais entendu parler ?
C’était pourtant
le cas. Mais pourquoi ? Tout de même pas parce qu’il s’agissait d’une femme,
nous n’en sommes plus là ! Pas non plus, du moins je l’espère, parce que Rego s’est penchée sur des thèmes qu’a eu tendance à éviter
la tradition picturale occidentale : l’avortement (série des Sans titre, 1998),
l’impotence de la vieillesse (Misericórdia,
2001), les fantasmes de l’enfance (Pillowman,
2004), le trafic sexuel des jeunes femmes (Cargo humain, 2007),
l’excision (Stitched and Bound, 2010), la douleur d’une veuve (Femme chien, 1994).
L’une des
raisons, sans aucun doute, est que la plupart des œuvres de Rego
sont narratives. L’artiste dialogue en permanence avec la littérature : romans
du XIXe siècle, nursery rhymes,
contes de fée, Évangiles, films de Disney, pièces de théâtre contemporaines
(dont les Bonnes de Genet), Métamorphose de Kafka ou encore
l’histoire de sa propre vie. Par la qualité de son trait, la richesse de sa
palette, le regard caustique, drôle ou désespéré qu’elle porte sur la violence
humaine, elle peut soutenir la comparaison tantôt avec Ensor ou Freud, tantôt
avec Bosch ou Goya ; chaque œuvre se laisse saisir en tant que peinture pure…
mais, si l’on connaît l’histoire à laquelle elle renvoie, on la saisit mieux
encore.
Or pour la
plupart des législateurs contemporains du goût français actuel, la narrativité
c’est de l’anathème. Il fallait connaître un peu la Bible et la mythologie
grecque pour comprendre l’art du Moyen Age et de la Renaissance. Fini, tout ça
: notre doxa a intériorisé une conception formaliste de la «peinture pure» :
nous ne voulons plus que les formes renvoient à un sens, à un au-delà ou à un
en-deçà de l’œuvre, à autre chose qu’elle. Nous ne voulons pas d’enracinement ;
pas de passage du temps ; en un mot, pas de réflexion. La ratiocination, en
revanche, pas de problème : nous en raffolons, et sommes prêts à écouter
débiter pendant des heures des théories sophistiquées pour justifier la
présence, dans un musée, d’une chaussette sale accrochée à un fil de fer.
Cela me conduit
à la deuxième raison du rejet de l’œuvre de Paula Rego
: l’émotion qui l’engendre, et qu’elle suscite. En effet, tout comme
«narratif» est devenu synonyme d’«anecdotique», «émouvant» est de nos jours
vite ramené à «mièvre», assimilé à la faiblesse et à la féminité. C’est
pourquoi bien des artistes femmes qui se veulent «branchées» s’acharnent,
parfois même plus radicalement que les hommes, à faire de la peinture
«conceptuelle et politique» et à extirper de leur travail tout ce qui pourrait
ressembler à une émotion. Rego ne le fait pas ; sa
peinture s’adresse à nos tripes bien davantage qu’à nos méninges, et c’est ce
qu’on ne lui pardonne pas.
Si jamais vous
qui lisez ces lignes ne vous reconnaissez pas dans les dogmes appauvrissants de l’art contemporain, vous avez la chance
de pouvoir découvrir Paula Rego en ce moment même. Ça
se passe à Paris, dans deux endroits différents et jusqu’à fin mars, vous
trouverez tous les renseignements sur le Net mais allez-y, précipitez-vous et
vous verrez, c’est une chance inouïe, une merveille, un étonnement à chaque
seconde renouvelé.
Ensuite, soyez
en avance sur les professionnels ; expliquez-leur qu’une grande rétrospective
Paula Rego au centre Pompidou ou au musée d’Art
moderne de la Ville de Paris est une nécessité absolue, et que vous n’en
démordrez pas avant de la savoir programmée.
L’art, la sensibilité et l’esprit
Par AGNÈS
THURNAUER, artiste
(Libération, 24 avril 2012)
Il est bien dommage que l’envie
légitime de défendre la peinture de Paula Rego et de lui
voir attribuer une visibilité qu’elle ne possède pas encore assez en France ait
conduit Nancy Huston à tenir des propos si restrictifs sur l’art contemporain (Libération
du 19 mars). «La peinture de Paula Rego,
écrit-elle, s’adresse à nos tripes bien davantage qu’à nos méninges, et
c’est ce qu’on ne lui pardonne pas.» Il est étrange que l’histoire de l’art
ne nous permette pas de tirer les leçons du passé et de sortir enfin de ces
dichotomies obsolètes qui ont si peu de sens en peinture, comme dans l’art en
général.
Les tableaux de Piero della Francesca et de Fra Angelico ne s’adressent-ils pas
autant à notre sensibilité qu’à notre esprit ? La peinture religieuse est loin
de ménager nos méninges, en élaborant des dispositifs picturaux d’une
sophistication extrême pour raconter les Évangiles et y figurer notamment
l’infigurable de l’incarnation. Et ce n’est pas pour autant qu’elle ne nous
«prend pas les tripes» par la radicalité de ses formes et la suavité de ses
tons. Les Ménines de Velázquez (1659) ne sont-elles
pas une démonstration de la capacité de la peinture à interroger le regard -
celui du peintre au travail, celui du spectateur qui se tiendra face à l’œuvre
- dans une virtuosité de la composition autant que de la facture ? Comment
distinguer alors ce qui procure l’émotion de ce qui remue les méninges ?
Pourquoi une césure entre le corps et l’esprit ? Léonard de Vinci a eu cette
formule célèbre : la peinture est cosa
mentale. Bien sûr, elle l’est. Au XVe siècle comme aujourd’hui.
Il n’y a aucune raison d’opposer une lecture sensible de l’art à une lecture
mentale. Car toute peinture est une traversée de la matière par le biais de la
pensée. Le Philosophe en méditation, que Rembrandt peint en 1632, le dit
très bien. Il représente un vieillard assis dans son œil, entre le flux de
lumière qui vient de la fenêtre et l’escalier qui mène à l’obscurité du
grenier. Nous sommes ainsi pris entre le sensible de la vue et le sens de ce
que notre cerveau en élabore. Il n’y a ni frontière ni clivage entre ces deux espaces.
L’exposition Paires et Séries,
consacrée à Henri Matisse au Centre Pompidou, en est aussi une remarquable
démonstration. Même ce peintre, considéré comme l’un des plus décoratifs,
entretient avec la peinture une relation des plus conceptuelles, au sens où il
n’a de cesse d’ausculter la manière dont on peut représenter le visible,
opérant parfois un véritable grand écart entre deux tableaux pourtant réalisés
en même temps. Cette quête intellectuelle n’empêche en rien une sensibilité à
la couleur portée à son paroxysme. L’oxygénation de la matière par le mental
est l’essence même de la peinture. Cessons d’opposer ces deux modes de
perception comme des parts antagonistes de nous-mêmes.
L’art contemporain est comme celui
des siècles passés. Il existe, il vit, il doute, il cherche. Souvenons-nous des
critiques reçues par Gustave Courbet - d’un grand écrivain qui s’appelait Emile
Zola - et de celles que Manet eut à subir toute sa vie. Cela devrait suffire à
s’abstenir de tenir des propos similaires. «Nous sommes prêts à écouter
débiter pendant des heures des théories sophistiquées pour justifier la
présence, dans un musée, d’une chaussette sale accrochée à un fil de fer»,
poursuit Nancy Huston. Il se trouve que l’adjectif «sale» est celui qui est le
plus souvent revenu pour décrire à son époque la peinture de Manet. Quant aux
chaussettes accrochées à un fil de fer, comment ne pas penser au sublime Principe
d’équivalence de Robert Filliou, l’une des œuvres
majeures du XXe siècle, et qui les multiplie, ces chaussettes, dans
un manifeste pour la liberté de l’art, embrassant justement tous les possibles
et toutes les configurations de la création, autorisant l’artiste à être tout
autant dans la réalisation magistrale que dans le ratage ou dans l’idée seule.
Le temps qui passe doit nous
apprendre à nous méfier de nos jugements à l’emporte-pièce car, que ce soit
avec le recul des siècles ou à l’intérieur de nos vies mêmes, le regard est
vivant. Il nous permet d’appréhender avec la même ouverture une gravure rupestre
et une œuvre d’aujourd’hui. L’art est notre contemporain permanent et nous
devons être capables d’abolir toute frontière, géographique ou historique, pour
appréhender avec des yeux neufs les traces du passé comme les pistes de
l’avenir, dont seule la synthèse donne lieu à un présent éternellement
reconduit.