François Morellet : « Tout ce qui me
met en valeur me plaît beaucoup »
| 05.03.11 | 14h42 • Mis à jour
le 05.03.11 | 14h42
Célébré pour ses peintures abstraites et ludiques, le
Français François
Morellet a aussi, on le sait moins, pratiqué l’art
de l’installation, depuis les années 1960. Il participe alors au mouvement d’avant-garde
GRAV (Groupe de recherche d’arts visuels). Le Centre Pompidou
a choisi de mettre l’accent sur une trentaine de ces oeuvres,
éphémères par définition. Le vaillant octogénaire revient sur cinquante ans de
pratique, illustrés par cette rétrospective pleine de légèreté.
Quel sentiment éprouvez-vous à parcourir ce pan
méconnu de votre histoire ?
Je m’adore ! Toutes ces couillonnades chics et pas
chères me plaisent beaucoup. Elles sont un peu comme une fête foraine. Au
début, j’ai eu peur que l’architecture que l’on a construite pour les abriter
au Centre Pompidou fasse un peu blockhaus, mais finalement cela marche très
bien. Et puis il y a cette marche triomphale vers le fond de l’exposition, c’est
parfait. Presque trop beau !
Toutes vos installations sont composées à partir de
systèmes mathématiques, qui leur donnent un aspect très minimal, mais jouent
aussi avec une certaine poésie de la géométrie. Comment composez-vous avec ces
contraintes ?
J’essaie de mettre le moins possible de moi-même dans
ces oeuvres, le moins de décisions subjectives. Mon
message, c’est de dire qu’il n’y a pas de message. Je suis, plus que la
moyenne, indifférent. J’aime cette citation d’Emile Cioran :
"Si un être humain perd la possibilité de l’indifférence, il devient un
criminel potentiel."
Il n’y a pas dans mon œuvre de vérité intouchable.
Mais on peut y mettre ce qu’on veut. Marcel Duchamp, ce salaud qui a dit tant
de choses avant moi, a clamé que c’était le "regardeur" qui
faisait l’œuvre.
Les Allemands, qui ont été les premiers à me soutenir,
mettent par exemple de la transcendance dans mes installations de néon. Si ça
les amuse... Cela ne me dérange pas, je les aime tellement que je suis prêt à
faire la prochaine guerre avec eux.
L’Ouvroir de littérature potentielle (OuLiPo), dont les membres, de Georges Perec à
Raymond Queneau,
se jouent aussi des contraintes, vous a-t-il inspiré ?
Quand j’ai vu que Perec, dans La Vie mode d’emploi,
appelait un des locataires "Morellet", j’en ai presque pleuré. M’imaginer
qu’on avait pu lui parler d’un couillon qui faisait des trucs avec des systèmes
! Je ne me suis jamais senti aussi proche d’un plasticien que de l’OuLiPo. Pour moi, ce sont des descendants d’Alphonse Allais
et du Salon des incohérents, dont me nourrissait mon père.
Quelles ont été vos influences dans le domaine des
arts -plastiques ?
J’en ai eu trois dans ma vie. D’abord, dans les années
1940, les arts premiers, à commencer par les tapas océaniens, ces pièces de tissus
qui aiment à répéter les formes, comme ces triangles noirs qui m’ont beaucoup
influencé. Ensuite, l’Alhambra de
Grenade. Quelle précision, quelle intelligence des formes ! Resté pendant
deux siècles à l’abri des barbares catholiques, l’Alhambra est la forme d’art
la plus précieuse et décadente.
Enfin, dernière influence, il y a vingt ans, ma
découverte du baroque tardif de Bavière et d’Autriche. C’est tout aussi
décadent et merveilleux. Je ris de plaisir quand je vois ces auréoles pas
droites, ces faux marbres, ces dorures sur plâtre. C’est agréable d’avoir gardé
pour la fin de sa vie une telle découverte.
Vous avez été pionnier dans nombre de domaines. Cela
vous importe-t-il aujourd’hui d’être reconnu comme tel ?
Tout ce qui peut me mettre en valeur me plaît
beaucoup, car je suis tout à fait normal. Mais ne nous leurrons pas : si Marcel Duchamp,
Pablo Picasso
ou Albert
Einstein étaient morts à la naissance, on aurait quand même eu le ready-made,
le cubisme ou la théorie de la relativité. Peut-être juste avec quelques
semaines de retard. Il faudrait faire une histoire de l’art sans noms propres :
il s’agit surtout de grandes vagues sur lesquelles surfent quelques individus
qui sont au bon endroit au bon moment. Ce qui est extraordinaire dans la
pissotière de Duchamp, ce n’est pas qu’il l’ait faite, mais que des gens aient
pu dire que c’était de l’art.
Continuez-vous à créer aujourd’hui, à bientôt 85 ans ?
Les œuvres que je préfère, ce sont celles que mes
assistants et moi venons de faire. Je prends toujours un très grand plaisir à
créer, tant pis si les autres ne le prennent pas. A l’âge lourd que j’ai, je
suis très content de moi, c’est peut-être la dernière fois. J’arrive à un stade
merveilleux où même les gens qui ne m’aiment pas achètent mes œuvres.
Bref, je vais beaucoup mieux que tous mes copains
morts. Je profite de mes derniers jours de lucidité, mais il ne faut pas s’obstiner,
j’arrive à la limite. Je vous tiendrai au courant.
François Morellet, réinstallations, Centre Pompidou,
piazza Pompidou, Paris 3e. Tél. : 01-44-78-12-33.
Jusqu’au 4 juillet.
Du mercredi au lundi, de 11 heures à 21 heures. De 8 €
à 12 €.
Propos recueillis par Emmanuelle Lequeux.
Article paru dans l’édition du 06.03.11