Les listes palindromes

  

L’homme à l’origine des listes palindromes fut peut-être Leigh Mercer, en 1948, auteur du célèbre : « A man, a plan, a canal : Panama ! ». Mais il faut attendre 1983 pour que Jim Saxe ait l’intuition géniale d’ajouter a cat (un chat) à cette énumération – « A man, a plan, a cat, a canal : Panama ! » –, donnant ainsi le coup d’envoi à l’allongement de la séquence. Peu après, en effet, Guy Jacobson intercalait d’autres éléments : « A man, a plan, a cat, a ham, a yak, a yam, a hat, a canal – Panama ! ». Guy Steele, de son côté, décida de publier ces tentatives – en 1983 toujours –, dans une brochure consacrée au langage de programmation LISP. Il se débarrassa du cat de Jim Saxe afin d’aller plus loin : « A man, a plan, a canoe, pasta, heros, rajahs, a coloratura, maps, snipe, percale, macaroni, a gag, a banana bag, a tan, a tag, a banana bag again (or a camel), a crepe, pins, Spam, a rut, a Rolo, cash, a jar, sore hats, a peon, a canal – Panama ! ». On voit apparaître ici – avec humour ! – les premiers pluriels, le premier doublon (a banana bag), le premier adjectif, les premières marques déposées (Spam et Rolo), etc. Dan Hoey tomba sur cette publication l’année suivante et décida de mettre à contribution un ordinateur sous Unix. À l’aide d’un programme spécialement écrit pour les besoins de la cause palindrome, il parvint à produire les 543 mots suivants (pour 1337 lettres) :


     « A man, a plan, a caret, a ban, a myriad, a sum, a lac, a liar, a hoop, a pint, a catalpa, a gas, an oil, a bird, a yell, a vat, a caw, a pax, a wag, a tax, a nay, a ram, a cap, a yam, a gay, a tsar, a wall, a car, a luger, a ward, a bin, a woman, a vassal, a wolf, a tuna, a nit, a pall, a fret, a watt, a bay, a daub, a tan, a cab, a datum, a gall, a hat, a fag, a zap, a say, a jaw, a lay, a wet, a gallop, a tug, a trot, a trap, a tram, a torr, a caper, a top, a tonk, a toll, a ball, a fair, a sax, a minim, a tenor, a bass, a passer, a capital, a rut, an amen, a ted, a cabal, a tang, a sun, an ass, a maw, a sag, a jam, a dam, a sub, a salt, an axon, a sail, an ad, a wadi, a radian, a room, a rood, a rip, a tad, a pariah, a revel, a reel, a reed, a pool, a plug, a pin, a peek, a parabola, a dog, a pat, a cud, a nu, a fan, a pal, a rum, a nod, an eta, a lag, an eel, a batik, a mug, a mot, a nap, a maxim, a mood, a leek, a grub, a gob, a gel, a drab, a citadel, a total, a cedar, a tap, a gag, a rat, a manor, a bar, a gal, a cola, a pap, a yaw, a tab, a raj, a gab, a nag, a pagan, a bag, a jar, a bat, a way, a papa, a local, a gar, a baron, a mat, a rag, a gap, a tar, a decal, a tot, a led, a tic, a bard, a leg, a bog, a burg, a keel, a doom, a mix, a map, an atom, a gum, a kit, a baleen, a gala, a ten, a don, a mural, a pan, a faun, a ducat, a pagoda, a lob, a rap, a keep, a nip, a gulp, a loop, a deer, a leer, a lever, a hair, a pad, a tapir, a door, a moor, an aid, a raid, a wad, an alias, an ox, an atlas, a bus, a madam, a jag, a saw, a mass, an anus, a gnat, a lab, a cadet, an em, a natural, a tip, a caress, a pass, a baronet, a minimax, a sari, a fall, a ballot, a knot, a pot, a rep, a carrot, a mart, a part, a tort, a gut, a poll, a gateway, a law, a jay, a sap, a zag, a fat, a hall, a gamut, a dab, a can, a tabu, a day, a batt, a waterfall, a patina, a nut, a flow, a lass, a van, a mow, a nib, a draw, a regular, a call, a war, a stay, a gam, a yap, a cam, a ray, an ax, a tag, a wax, a paw, a cat, a valley, a drib, a lion, a saga, a plat, a catnip, a pooh, a rail, a calamus, a dairyman, a bater, a canal – Panama ! ».


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La syntaxe étant réduite à peu de choses, de telles listes sont beaucoup plus faciles à construire qu’un palindrome « classique » de longueur équivalente. L’artisan amateur aura donc le loisir de sur-contraindre sa liste et de la garnir, localement ou dans son ensemble, d’autres virtuosités.

Voici un petit aperçu des possibilités qu’offre l’exercice.

 

a) Le choix des mots :

– on peut choisir de créer des listes de mots bien spécifiques, que ces derniers soient distingués par leur catégorie grammaticale ou par autre chose : noms de villes, noms d’aliments, substantifs masculins singuliers, adjectifs de couleur, mots de même longueur, verbes à un mode et à un temps précis, etc. – la contrainte implicite étant de ne jamais employer deux fois le même mot.

Voici une poignée d’impératifs formant une liste palindrome :

Enrobe, redis, sinue, rosse, écarte, trace, essore, unis, sidère, borne.

 

L’amplification anglo-saxonne suivante, du bref « Dennis sinned1 », est célèbre et s’inscrit bien ici :

« Dennis, Nell, Edna, Leon, Nedra, Anita, Rolf, Nora, Alice, Carol, Leo, Jane, Reed, Dena, Dale, Basil, Rae, Penny, Lana, Dave, Denny, Lena, Ida, Bernadette, Ben, Ray, Lila, Nina, Jo, Ira, Mara, Sara, Mario, Jan, Ina, Lily, Arne, Bette, Dan, Reba, Diane, Lynn, Ed, Eva, Dana, Lynne, Pearl, Isabel, Ada, Ned, Dee, Rena, Joel, Lora, Cecil, Aaron, Flora, Tina, Arden, Noel, and Ellen sinned ».

 

b) Le choix des lettres :

– on peut décider d’omettre volontairement de la liste une ou plusieurs lettres [lipogramme], ou de les faire figurer toutes au moins une fois [pangramme]. On peut choisir d’alterner voyelles et consonnes [la régularité de l’okapi de Caroline de Monaco], ou faire alterner lettres romaines2 et non-romaines [le vampirisme décomplexé]. On peut forcer localement aussi (dans une portion de la liste) la succession des voyelles dans l’ordre a-e-i-o-u-y, etc.

Illustrons ici cette dernière obligation :

Râpe, licou, dyspnée, rock, Coréen, psy, duo, cil, épar3.

 

c) Les interactions entre mots :

– elles sont laissées à l’imagination perverse du compositeur. Il n’est pas trop difficile, par exemple, d’insérer dans la liste une succession de mots dont les initiales écrivent un autre mot – comme ci-dessous, où deux prénoms4 célèbres forment un genre d’acrostiche :

Bons, essor, rébus, notes, allée, rime, dinars, orgue, jeton, asile, noël, (…), Léon, Élisa, note, jeu, gros, ranidé, mire, Ella5, séton, suber, rosse, snob.

 

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Les listes palindromes sont fascinantes à plusieurs titres. Pourvu qu’elles soient composées de manière homogène (comme on l’a vu au point a), une sorte d’hypnose énumératrice se met doucement en branle – laquelle semble épuiser on ne sait trop quel réel. Une certaine froideur s’en dégage aussi car tous les éléments, tous les concepts, tous les affects sont mis sur le même plan (celui de Panama ?).

Ces listes se prêtent au jeu enfin, par leur faculté à dissimuler – ou montrer – d’autres textes et d’autres listes.

Une récréation possible, par exemple, consisterait à relier entre eux, de manière économique, les éléments connus d’un ensemble fini. Illustrons par l’exercice suivant : placer dans la plus courte liste palindrome qui soit les noms des volcans Erebus, Etna, Stromboli et Vésuve – pas nécessairement dans cet ordre. Ou les titres (approchés) des principales œuvres de Georges Perec. Ou les noms (en toutes lettres) des nombres de zéro à dix – etc. L’auteur s’est essayé à ce genre dans les « vœux 2002 » qu’il a adressés à quelques amis et connaissances. Gageons qu’un algorithme informatique permettra bientôt – dans notre langue –, de faire beaucoup mieux. Ou du moins d’être à l’origine d’une discipline nouvelle : la palindromie potentielle assistée par programme (PPAPP).

 

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1 Dennis a commis un péché.

2 Les lettres romaines dessinent en majuscule des chiffres romains.

3 L’épar est une barre fermant une porte et la dyspnée un trouble de la respiration.

4 Ceux des fondateurs de la revue « Formules » – si ce n’est pas de la flagornerie, ça !

5 Fitzgerald. Le ranidé est une grenouille, le séton une mèche, le suber une écorce.