Jacques Bernard

Un ensemble né d’une pratique ludique. Les joueurs d’échecs professionnels

Table des matières

Une culture commune

Une hiérarchie propre

Des rites à valeurs intégrantes et symboliques

Un vocabulaire particulier

 

« Certes, je comprenais en principe qu’un jeu si particulier, si génial, pût susciter des matadors, mais comment concevoir la vie d’une intelligence toute entière réduite à cet étroit parcours, uniquement occupée à faire avancer et reculer trente-deux pièces sur des carreaux noirs et blancs, engageant dans ce va-et-vient toute la gloire de sa vie ! Comment s’imaginer un homme qui considère comme un exploit le fait d’ouvrir le jeu avec le cavalier plutôt qu’avec un autre pion, et qui inscrit sa pauvre petite part d’immortalité au coin d’un livre consacré aux échecs ? » (Stefan Zweig1)

 

C’est pour répondre à cette question que nous nous sommes attaché à soulever le voile sous lequel se masque le milieu des joueurs d’échecs en France, et particulièrement, celui des joueurs d’échecs professionnels. Il s’agit là d’une occupation toute particulière, difficilement comparable, et qui demeure méconnue. Si de nombreuses études ont été consacrées à la sociologie du jeu2, et si des chercheurs se sont penchés plus spécifiquement sur le jeu d’échecs3, les joueurs professionnels n’ont, semble-t-il, jamais fait l’objet d’un examen attentif, dans le domaine de la socio-anthropologie.

 

C’est ce vide qu’il convient de combler, en décrivant ce groupe et en essayant de découvrir, par-delà les divergences individuelles, des ressemblances globales, qui permettraient de considérer cet ensemble comme autonome, témoignant d’une réalité sociologique spécifique. S’il est sans doute difficile d’estimer le nombre d’individus qui s’adonnent aux échecs de manière occasionnelle, la Fédération française des échecs, qui possède des listes fiables, comptait, en août 2002, 46.493 licenciés. Il s’agit de la catégorie des joueurs  la plus impliquée dans la mesure où le fait de posséder une licence est un préalable pour participer à des compétitions officielles. Il n’existe pas d’information précise concernant le nombre d’individus inscrits dans un club d’échecs en France qui, sans être férus de compétition, aiment à jouer quelques parties amicales, ou même suivre des cours dispensés par les joueurs chevronnés, mais on peut penser que 75.000 personnes, à tout le moins, sont concernées, soit un rapport approximatif de trois joueurs licenciés pour cinq joueurs inscrits en club. À titre d’exemple, le Chess XV, un grand club parisien, comptait, en 2001, 148 inscrits pour 96 licenciés.

 

Le groupe étudié ne constitue qu’une partie de ce grand ensemble que fournissent les statistiques de la FFE : il s’agit des joueurs d’échecs professionnels. Par professionnel, nous entendrons le joueur dont les capacités et le talent constituent l’unique source de revenu. Cette définition englobe non seulement les prix gagnés dans des compétitions, mais aussi les cours d’échecs, la rédaction d’ouvrages de vulgarisation ou d’articles dans des revues spécialisées. En revanche sont exclus les organisateurs de manifestations échiquéennes4 et les membres d’équipes dirigeantes des clubs d’échecs, qui justifient leurs revenus plutôt grâce à leurs qualités d’administrateurs que par leur talent au jeu.

 

Environ 150 personnes, en France, satisfont aux critères de cette définition, et peuvent être qualifiés de joueurs professionnels. Cela est assez peu. Par rapport au nombre total des licenciés, ce petit contingent constitue moins de 0,4 % de la population des joueurs d’échecs de compétition. Et si certaines frontières restent floues, comme par exemple un individu qui alternerait des périodes de travail classique avec des périodes où son activité professionnelle serait uniquement centrée sur les échecs, elle permet, semble-t-il, de constituer, à fin d’analyse, un ensemble populationnel relativement cohérent.

 

La notion d’ensemble populationnel est devenue centrale en socio-anthropologie5. C’est donc en grande partie sur cette base que nous allons nous fonder pour étudier cette population des joueurs d’échecs professionnels. Pierre Bouvier définit l’ensemble populationnel comme « entité où, de manière autonome, se constitue, se cristallise et s’argumente du sens collectif6. » Considérer que les joueurs d’échecs professionnels, qui ne s’apparentent pas à un groupe institutionnellement constitué, qui se livrent à une activité, notamment dans le travail de préparation et d’étude du jeu, d’ordre essentiellement solitaire, constituent un de ces ensembles ressemble à une gageure. En réalité, les entretiens que nous avons réalisés, les observations – parfois empathiques, parfois distanciées – que nous avons recueillies, les recherches que nous avons menées, nous ont conduit à admettre qu’il existait une cohérence profonde entre les joueurs professionnels, à la fois dans leur pratique professionnelle, leur mode de vie et leur comportement social.

 

« J’ai plus de connivence avec un papy de 70 ans qui joue aux échecs qu’avec un jeune de mon âge, qui ne parle que de ses études, de son boulot, de sa copine. Pour moi, ce n’est pas le même monde. » (Luc, 26 ans, joueur professionnel parisien)

 

Si nous parlons d’ensemble populationnel cohérent pour caractériser les joueurs d’échecs, ce n’est pas tant en raison d’une certaine corrélation statistique chez les sujets, qui est forte pour certains points – population assez jeune, quasi exclusivement masculine, souvent célibataire, habitant dans les grandes villes – et plus diffuse pour d’autres – origines sociales très diverses, goûts artistiques et préférences politiques souvent divergents – que parce que le groupe des joueurs professionnels présente certaines caractéristiques propres, qui lui assurent sa spécificité et lui garantissent sa cohésion. Nous en avons retenu quatre qui, prises séparément, n’ont pas d’incidence suffisante pour définir un ensemble populationnel cohérent mais qui, cumulées, donnent une réalité anthropologique à un groupe sociologiquement si divers : une culture commune ; une hiérarchie propre ; des rites à valeur intégrante et symbolique ; un vocabulaire particulier.

 

Une culture commune

 

D’un point de vue sémiotique, le terme de culture a subi un glissement, qui rend sa définition de plus en plus floue. Il y a un siècle et demi, Littré ne considérait que son sens premier : « Culture : Ensemble des opérations propres à obtenir du sol les végétaux dont l’homme et les animaux domestiques ont besoin. » La « culture » a ensuite désigné les connaissances accumulées par l’individu, d’abord dans quelques domaines assez restreints comme les humanités, l’histoire, la littérature classique, puis son champ s’est largement étendu ; on parle aujourd’hui de culture du jazz, de culture sportive et même de culture de la publicité. C’est à ce titre que parlons de « culture échiquéenne » dans la mesure où seule une acception large du terme de culture peut permettre d’employer cette expression.

 

Thierry Wendling note :

 

« Les savoirs, techniques, croyances, histoires et anecdotes, sentiments esthétiques, formes de sociabilité, coutumes, etc., partagés par les joueurs de compétition forment un ensemble cohérent, autrement dit une manière particulière de penser le monde, de définir les relations entre les hommes et conjointement d’agir et d’interagir dans ce monde7. »

 

Les joueurs d’échecs professionnels, immergés le plus souvent depuis leur plus tendre enfance dans le monde des échecs ont intégré un corpus de connaissances, de savoirs, qui a une vocation à la fois de reconnaissance et d’intégration. Si l’appartenance au milieu se définit, avant tout, par la pratique du jeu, elle a aussi pour corollaire le partage d’un certain nombre de pratiques sociales qui forment une sous-culture particulière.

 

Les connaissances spécifiques attachées au milieu des échecs sont de différente nature. Certaines sont d’ordre technique :

 

« Si la plupart des joueurs jouent 6. fou e3 dans la variante de Najdorf de la défense sicilienne, c’est parce que la prise du pion empoisonné en b2 réfute la ligne classique avec 6. fou g5. C’est d’ailleurs la variante que choisit Kasparov. » (Nicolas, 30 ans, joueur nantais)

 

D’autres sont des réflexions plus périphériques, sur l’approche de la partie :

 

« L’hygiène alimentaire, c’est important. Dorfman a raison : deux heures avant la partie, il faut manger un plat de pâtes pour être en forme ; et faire, comme Smyslov, un peu de marche à pied. » (Emmanuel, 38 ans, joueur parisien)

 

Certaines, enfin, ne sont que de simples anecdotes qui jouent le rôle de signe de reconnaissance, de clin d’œil que comprennent les joueurs intégrés au groupe et qui permettent, assez sûrement, de distinguer les initiés de ceux qui ne le sont pas, à la manière des musiciens de jazz dont parlait Howard Becker dans Outsiders8, pour qui le partage d’une culture commune permettait de distinguer les musiciens des « caves », étrangers à la fois à l’univers sensible et social de la musique.

 

Ainsi, quand un joueur d’échecs parle « du coup de poing de Kouatly à Andruet », de « la tenue de Prié au championnat de Paris 83 », de « l’article de Yermolinsky dans New in Chess Magazine », du « blitz de Caïssa » ou des « grandes heures du Cloître » sans plus expliciter sa pensée, il s’agit de créer un filtre, et d’assurer, par quelques remarques sibyllines, la cohésion culturelle de l’ensemble. Celui qui comprend ces remarques est un membre du groupe à part entière.

 

Cette culture se construit autour des noms propres, et ce sont les grands joueurs du passé qui en forment le ciment. Les joueurs parlent de Kasparov, de Dorfman, de Smyslov, de Yermolinsky, et celui qui, par une question naïve, dévoilerait son ignorance de la carrière de ces champions serait, au sein des joueurs d’échecs, tenu pour un inculte.

 

Dans The Soviet Chess Conveyor, le pédagogue soviétique Mikhaïl Shereshevsky notait :

 

« We have to expect the young man to become a really good player only if he is familiar with the games of the chess masters of the past. (…) We can not talk about anything like chess erudition if the chess player hasn’t played over and over again the games of Rubinstein, Nimzovitch, Capablanca, Alekhine (…)9. »

 

Il y a là un conseil d’ordre technique, destiné à l’amélioration des résultats de l’élève, mais aussi une recommandation d’ordre culturel et il note que connaître l’histoire et l’évolution du jeu revêt une importance capitale dans le développement intellectuel du joueur.

 

Si cette référence aux figures marquantes de la discipline n’est pas spécifique au jeu d’échecs – deux cinéphiles parleront entre eux de telle réplique de Louis Jouvet à l’adresse de Michel Simon, deux latinistes de l’influence de Lucrèce sur l’œuvre de Pétrone et deux sociologues des résonances de la philosophie de Bergson sur les théories de Simmel – elle semble, pour ce domaine, particulièrement développée, et méritait comme telle d’être soulignée.

 

Cette culture commune, particulière, exclusive et intégrante, constitue bien, semble-t-il, le premier élément de cet ensemble populationnel dont nous essayons de définir la cohérence.

 

Une hiérarchie propre

 

Le deuxième élément qu’il convient d’évoquer est capital, dans la mesure où il règle la vie et assure la cohésion sociale de tout groupe constitué, même sur une base des plus informelles : il s’agit du principe de hiérarchie.

 

Les joueurs d’échecs professionnels ont une propre échelle de valeur, qui définit la place que chacun occupe au sein du groupe, fondée sur un système original, celui du niveau des joueurs, mesuré par un indicateur très précis, le classement Elo, du nom de son inventeur, le mathématicien américain Árpád Elo. Comme dans d’autres disciplines telles que le tennis ou le golf, ce classement établit une hiérarchie, du plus fort au plus faible, en fonction de points qui sont attribués après chaque partie selon le résultat. L’échelle varie de 1.000 points pour le débutant jusqu’à, pour l’instant, 2.851 (le total le plus haut qui ait jamais été atteint – par le russe Garry Kasparov, en janvier 2000). Ainsi, une victoire en compétition permet de gagner, en moyenne, une dizaine de points alors qu’une défaite fait perdre à celui qui la subit le même nombre de points10. Ce sont ces points accumulés qui servent de base au calcul du classement Elo qui, en dessous de 2.000 points, est régi par les fédérations nationales alors que, au-delà de ce niveau, le classement est effectué par la fédération internationale et les joueurs du monde entier y apparaissent dans une seule et même liste.11

 

Atteindre un certain classement Elo est une condition nécessaire pour se voir décerner ce que l’on appelle un « titre » par la fédération internationale, distinction très importante pour les joueurs professionnels. On distingue le titre de maître international (MI) soumis, entre autres, à l’obtention d’un Elo de 2.400 points et celui de grand maître international (GMI), qui nécessite d’avoir un classement de 2.500 points. Ces titres sont décernés à vie. Pour donner un ordre de grandeur, on notera qu’il y a actuellement, en France, 41 maîtres internationaux et 19 grands maîtres. Ces titres, notamment pour les amateurs, bénéficient d’une valeur symbolique considérable.

 

Cette hiérarchie présente plusieurs aspects originaux : tout d’abord, bien qu’informelle, sauf dans certains cas précis comme l’ordre d’attribution des échiquiers lors des compétitions par équipes, elle est contraignante et rejaillit sur tous les aspects de la vie sociale des joueurs d’échecs.

 

Au-delà des critères traditionnels de distinction sociale – la profession, l’origine sociale, la fortune, les relations, le niveau d’études, la culture, l’aspect extérieur, la force physique, l’âge – la prépondérance du classement Elo lisse toutes ces différences et introduit une forme particulière de hiérarchie. Celle-ci peut parfois se révéler cruelle pour les débutants, qui souffrent d’un manque de considération flagrant et sont en butte à un mépris souverain de la part des joueurs confirmés lorsque, intimidés, ils poussent pour la première fois la porte d’un club d’échecs. Nous avons constaté que, dans bien des cas, conscients de l’ordre induit par cette hiérarchie contraignante, bien qu’informulée, les joueurs d’échecs s’y soumettent spontanément.

 

À l’occasion d’un repas entre joueurs d’échecs, le plus faible s’assiéra naturellement en bout de table, alors que le maître prendra la place centrale. Durant les trajets en voiture, à l’occasion des compétitions entre clubs, le plus fort joueur de l’équipe s’installera confortablement à l’avant, et les joueurs les moins confirmés s’entasseront à l’arrière. Le fait que, dans certains cas, le joueur privilégié soit fluet, et les débutants enveloppés, ne modifie pas cet état de choses.

 

Les titres de maîtres et de grands maîtres sont donc, dans ce cadre, extrêmement prestigieux. Francis Delboë, arbitre bien connu dans le milieu des échecs, note :

 

« Les MI et les GMI sont (…) nos dieux vivants. Les œuvres qu’ils produisent nous émerveillent. Le spectateur candide qui ne connaît pas notre microcosme ne voit dans le GMI ou le MI qu’un homme comme les autres (…). Le vrai amateur d’échecs, lui, ne voit pas un petit gros mal rasé ou un grand maigre mal peigné lorsqu’il croise un de ces artistes. Pas du tout ! Il voit, ou revoit, la dernière partie du Maître publiée dans une revue spécialisée ou dans l’Informateur. Un pur chef-d’œuvre12 ! »

 

Cette prépondérance du Elo dans les relations sociales au sein du milieu des échecs est telle que lorsque un joueur évoque une partie qu’il a disputée, il dira le plus souvent : « J’ai battu un 1.600 » ou « j’ai fait nulle contre un 2.000 » plutôt que « j’ai perdu contre Pierre, Paul ou Jacques ». Le classement est plus qu’une échelle de valeur, il fonde une organisation sociale, ici, il tient lieu de carte d’identité.

 

Cette pratique est spécifique et la hiérarchie qu’elle décrit n’a pas lieu d’être hors de l’espace restreint défini par le milieu des joueurs d’échecs. C’est en ce sens qu’elle participe à la construction d’un ensemble particulier, d’une certaine forme de structure sociale où la place de l’individu, que l’on peut analyser dans une perspective interactionniste à la Goffman ou, de manière plus radicale, en termes bourdieusiens de domination, est définie par son niveau de jeu. Cela participe, à n’en pas douter, à la construction d’un ensemble populationnel cohérent.

 

Des rites à valeurs intégrantes et symboliques

 

Il existe une forme de ritualité spécifique au milieu des échecs, qui assure un double rôle :

 

– Donner une dimension sacrée à la pratique du jeu d’échecs de compétition en instaurant des comportements, des attitudes, qui, pour l’observateur extérieur, font glisser le tournoi d’échecs d’un espace de compétition vers une célébration liturgique.

 

– Assurer la cohésion du groupe en banalisant ce que l’anthropologue anglaise Mary Douglas appelait « des rites d’appartenance », lesquels se rapprochent plus des « rites d’institution » décrits par Bourdieu13 que des « rites de passage » de Van Gennep14.

 

Si, pour beaucoup de joueurs professionnels, l’étude et la pratique du jeu d’échecs s’apparentent à un sacerdoce, la salle de jeu, qu’il s’agisse des somptueux salons d’un grand hôtel parisien ou d’un obscur gymnase de banlieue, est une cathédrale. Le rituel qui préside aux comportements des joueurs disputant une partie officielle est lourd de sens : ils s’assoient à la table qui leur est assignée, serrent la main de leur adversaire, le plus souvent sans un mot, notent sur leur feuille de partie le nom et le classement des deux protagonistes, et attendent, la tête entre les mains, que l’arbitre prononce solennellement la phrase traditionnelle : « Les noirs appuient sur la pendule ! » A ce moment, après une nouvelle poignée de mains, la partie s’engage. Elle peut durer huit heures et, même dans le cas où la force des deux adversaires est par trop disparate, les joueurs afficheront, dans un silence total, une impassibilité marmoréenne. Ils s’effacent devant le jeu et ce rituel un peu pompeux souligne le respect qu’ils se doivent de ressentir à l’égard de la réflexion et de la stratégie en général.

 

De même, certaines coutumes, et même certaines marques de politesse, sont propres au milieu des échecs. Ainsi, à titre d’exemple, adresser la parole à son adversaire durant une partie officielle, fût-ce pour lui faire une remarque bonhomme ou pour lui proposer une tasse de café sera considéré comme un acte de la dernière goujaterie, alors que le savoir-vivre traditionnel impose de manifester son attention, par quelques égards, à une personne qui serait assise en face de soi pendant plusieurs heures. Cette coutume est légitimée par la volonté de respecter la réflexion de l’adversaire, unique chose importante, et que nul n’est censé pouvoir troubler.

 

Ces rites font l’objet d’un apprentissage par l’exemple, et si les débutants se font parfois remarquer, dans les tournois d’échecs, par quelques excentricités involontaires, les joueurs habitués s’y conforment, et perpétuent ainsi la tradition.

 

Mais le rituel, aux échecs, dépasse le cadre strict d’un code de bonne conduite ; il règle aussi le comportement social des joueurs. Il joue un rôle que Martine Segalen analysait comme « ayant pour effet de renforcer les sentiments d’appartenance collective et de dépendance à un ordre moral supérieur15 ». Ainsi cette coutume du milieu des échecs, qui impose un tutoiement quasi général parmi les joueurs, même lorsque deux individus se rencontrent pour la première fois, est significative : elle exalte l’égalité de tous devant la pratique des échecs, et peut se rapprocher de l’obligation de tutoiement chez les francs-maçons.

 

Dans le milieu des échecs, cette règle est bien sûr tacite, mais néanmoins très suivie. A l’occasion d’une compétition par équipes, nous avons eu l’occasion de présenter Sébastien, un jeune étudiant habillé d’une tenue de sport, à René, un respectable septuagénaire vêtu d’un strict costume cravate. Spontanément, Sébastien a tutoyé René et celui-ci, loin de s’en offusquer, a trouvé cette familiarité parfaitement naturelle. Il est évident que, dans un autre contexte, leurs rapports n’auraient pas été les mêmes, et leur grande différence d’âge aurait légitimé une forme d’échange verbal plus retenue, commandée par le vouvoiement. C’est l’appartenance commune au milieu des échecs qui, par-delà les différences sociales, crée un effet intégrateur et, parce que les deux joueurs s’étaient reconnus comme membres d’un même ensemble, ils pouvaient, d’emblée, s’exprimer avec une certaine familiarité.

 

Un vocabulaire particulier

 

Même marginal, le vocabulaire employé par les joueurs a un effet structurant dans le milieu des échecs et permet aux membres de se reconnaître entre eux. Il existe des expressions techniques que tout joueur se doit de connaître, et qui désigne immédiatement celui qui ne les emploie pas à bon escient comme étranger au groupe.

 

Expressions fautives

Expressions correctes

Le cheval

Le cavalier

La reine

La dame

Le plateau

L’échiquier

L’horloge

La pendule

Le début de partie

L’ouverture

La fin de partie

La finale

Le manque de temps

Le Zeitnot

Le match

La ronde

Le champion

Le maître / le grand maître

Un pion libre

Un pion passé

Un point sensible

Une faiblesse

 

Ces remarques sont de détail, mais jamais un joueur professionnel ne se trompera sur l’emploi de ces termes, et la correction de son vocabulaire marquera assez sûrement l’appartenance au groupe.

 

De même, au-delà du vocabulaire purement technique, il est certaines expressions, propres au milieu des échecs qui singularisent le joueur au sein de la société globale et signalent sa connaissance du milieu des échecs aux autres joueurs. Il existe même une forme particulière d’argot, créé de toute pièce, et que seuls les initiés comprennent :

 

– Une bulle : une défaite.

 

– Un sous-marin : perdre une partie en début de tournoi pour rencontrer par la suite des joueurs moins forts et rattraper ensuite les meilleurs.

 

– La cagoule : une mauvaise passe.

 

– Une fourchette : une attaque simultanée de deux pièces adverses.

 

– Une bibliothèque : métonymie désignant un joueur qui connaît parfaitement la théorie des ouvertures.

 

– Une calculatrice : autre métonymie qui désigne un joueur qui a des facilités pour prévoir les transformations possibles de la position au cours d’une partie.

 

– Une combinette : une suite de quelques coups forcés donnant l’avantage à l’un des deux camps.

 

– Une étoile : combinaison enfantine.

 

– Miniaturiser : gagner une partie en moins de vingt coups.

 

– Gratter : prendre l’avantage à partir d’une position égale.

 

– Masser : accumuler graduellement des petits avantages dans une position où l’adversaire ne dispose d’aucun contre jeu.

 

– En short : sans défense.

 

– Le piège du balayeur : un piège pour débutants.

 

Les parties officielles sont caractérisées par un rituel très formalisé, marqué par une obligation de silence. Dans le cas des parties amicales disputées à cadence rapide16, l’environnement est tout autre, et l’on assiste parfois à une véritable joute verbale entre les deux adversaires, qui commentent, en faisant assaut d’ironie, les péripéties de la partie en cours, dans le but de capter l’intérêt de l’auditoire, lorsque la partie se dispute dans un lieu public, et de déstabiliser l’adversaire, par des remarques critiques sur la valeur de ses coups. Nous avons noté l’un de ces échanges, à l’occasion d’un blitz disputé, dans un café de la place de la Contrescarpe, par deux joueurs professionnels parisiens particulièrement en verve :

 

 « François :

T’as vu, Pépito, je te joue une française, c’est débile, mais comme écrase-patate, ça se pose là ! J’ai pas que ça à faire.

Jean-Claude :

– Et ton fou c8, tu en fais quoi ? Tu vas écrire à la mairie de Paris pour lui trouver un emploi fictif ?

François :

Je parle pas avec les myopes des faiblesses de cases… Avant que tu reconnaisses une case blanche d’une case noire, tu seras déjà tombé, Pépito !

Jean-Claude :

– Quel style horrible, la serrure, la banque de France… Tu t’endors avec les parties de Karpov sous l’oreiller, mais ça ressemble à un Karpov avec deux grammes dans le sang !

François :

On à droit aux combines ? Moi, je ne tire pas sur les ambulances.

Jean-Claude :

– T’as vu ton roque ? Et ben, c’est pas un roque fort ! C’est l’autoroute du Soleil, la quatre voies ! On t’appelle pas José-Raoul, dans l’intimité ?

François :

Et ta dame, qu’est-ce que tu as prévu pour elle ? Elle va mourir, la mammaC’est pas les Beach Boys, ici !

Jean-Claude :

– Tu comprends rien, tu comprends rien… t’es au bois de Boulogne, et tu t’en rends pas compte…

François :

Oh non, c’est vraiment la cagoule ! J’ai mal à la France ! Le myope, il a un demi-coup de profondeur ! C’est plus une partie, c’est les courses chez Auchan ! »

 

Dans Ethnologie des joueurs d’échecs, Thierry Wendling notait cette réflexion faite à un débutant qui participait pour la première fois à un tournoi d’échecs : « J’ai découvert qu’ils parlaient une autre langue que moi17. » Ce dialogue pris sur le vif, par-delà les insultes, les jeux de mots d’un goût plus ou moins douteux, révèle que les remarques des joueurs sont centrées autour des péripéties de la partie et des défauts techniques des joueurs. Seul un individu intégré au milieu des échecs peut en comprendre la signification.

 

Ce vocabulaire particulier tient lieu de signe de reconnaissance, et même les injures ont un caractère convenu, leur but n’est pas de heurter la susceptibilité de l’adversaire. Insulter son adversaire fait presque partie des coutumes des parties amicales, et il est sans doute utile d’ajouter que ces échange particulièrement acerbes n’altère pas les bons rapports.

 

Savoir parler le langage propre au milieu des échecs constitue un pas décisif dans l’intégration au sein du groupe, et l’existence même de ce langage signale la cohérence de l’ensemble.

 

Il apparaît donc que, par-delà les différences sociales entre les joueurs, la pratique professionnelle du jeu d’échecs tisse un lien puissant. Les joueurs partagent une même culture, respectent une certaine hiérarchie, sacrifient aux mêmes rites, parlent la même langue. Un ensemble populationnel cohérent, au sens plein du terme, peut ainsi être défini. Nous nous sommes arrêtés aux manifestations les plus visibles de cette cohérence, celles qui ont trait aux comportements de groupe. On pourrait affiner l’analyse en étudiant les pratiques individuelles des joueurs, leurs trajectoires professionnelles, leurs méthodes d’entraînement, leur place dans la société, leur vision d’eux-mêmes et des autres ; il existe, là aussi, des permanences qui confirment les analyses précédentes. Et c’est sans doute à ce titre que l’étude globale du monde des échecs, dans une perspective socio-anthropologique, mérite d’être effectuée.

 

Bibliographie

 

Becker H. Outsiders. Paris, Métailié, 1985.

Bourdieu P. Questions de sociologie. Paris, Minuit, 1984.

--------. « Les rites comme actes d’institution », Actes de la recherche en sciences sociales, 1982.

Bouvier P. La socio-anthropologie. Paris, Armand Colin, 2000.

Caillois R. Les jeux et les hommes. Paris, Stock, 1988.

Dextreit J et Engel N. Jeu d’échecs et sciences humaines. Paris, Payot, 1984.

Dvoretsky M. Secrets of Chess Training. Londres, Batsford, 1991.

Huizinga J. Homo Ludens, essai sur la fonction sociale du jeu. Paris, Gallimard, 1951.

Kotov A. Think Like a Grandmaster. Londres, Batsford, 1995.

Segalen M. Rites et rituels contemporains. Paris, Nathan, 1998.

Shereshevsky M. The Soviet Chess Conveyor. Sofia, Semko, 1994.

Summerscale A. Interview With a Grandmaster. Londres, Everyman Chess, 2001.

Van Gennep A. Les rites de passage. Paris, Emile Nourry, 1909.

Wendling T. Ethnologie des joueurs d’échecs. Paris, PUF, 2002.

Zweig S. Le joueur d’échecs, Paris, Stock, 1988.

 

Notes de base de page numériques:

 

 

1 Stephen Zweig, Le joueur d’échecs, Paris, Stock, 1988, p. 30.

2 Roger Caillois, Les jeux et les hommes, Paris, Gallimard, 1958 ; Johan Huizinga, Homo ludens, essai sur la fonction sociale du jeu, Paris, Gallimard, 1951.

3 Jacques Dextreit et Norbert Engel, Jeu d’échecs et sciences humaines, Paris, Payot, 1984 ; Thierry Wendling, Ethnologie des joueurs d’échecs, Paris, PUF, 2002.

4 Ce néologisme, courant dans la littérature spécialisée, permet de désigner toute forme d’activité liée à ce jeu.

5 Pierre Bouvier,  La socio-anthropologie, Paris, Armand Colin, 2000.

6 Ibid., p. 76.

7 Wendling, op. cit., p. 49.

8 Howard Becker, Outsiders, Paris, Métailié, 1985.

9 « Pour que l’on puisse espérer que le jeune homme devienne vraiment un bon joueur, il faut que celui-ci ait une bonne connaissance des parties des maîtres du passé. (…) On ne peut affirmer qu’un joueur est érudit tant qu’il n’a pas analysé à maintes reprises les parties de Rubinstein, Nimzovitch, Capablanca et Alekhine. » Mikhaïl Shereshevsky, The Soviet Chess Conveyor, Sofia, Semko, 1994.

10 Les détails du calcul sont complexes et d’ordre mathématiques. Cf. Europe Echecs, février 1991.

11 L’intégralité du classement est disponible soit sur le site internet de la fédération internationale www.fide.com, soit dans la publication yougoslave Sahovski informator, éditée tous les quatre mois et disponible dans les librairies spécialisées.

12 Francis Delboë, L’arbitre a-t-il toujours raison ?, Lille, Print Forum, 1996, p. 46.

13 Pierre Bourdieu, « Les rites comme actes d’institution », Actes de la recherche en sciences sociales, 1982, p. 43.

14 Arnold Van Gennep, Les rites de passage, Paris, Emile Nourry, 1909.

15 Martine Segalen, Rites et rituels contemporains, Paris, Nathan, 1998, p. 13.

16 On parle de « blitz » quand les joueurs disposent, au plus, de cinq minutes pour disputer leur partie.

17 Wendling, op. cit., p. 55.

 

Pour citer cet article

Jacques Bernard. «Un ensemble né d’une pratique ludique. Les joueurs d’échecs professionnels». anthropo, Socio-Anthropologie document.html?id=175

Auteur(s)

Jacques Bernard

Université de Paris X-Nanterre

[Article téléchargé en décembre 2005 à partir du site de la revue « Socio-Anthropologie », ici]

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