Dix-sept raisons de ne
pas rentrer
Témoignages recueillis par Noëlle Clou pour Gael
[Publication : août 2008, p.72]
Il m’avait
remarquée le premier jour, mais j’ai dû attendre toute la semaine pour que
Rodrigo lâche ses vieilles groupies. Il est prof d’histoire de l’art, je me
rongeais les sangs pour qu’il examine quelque chose d’un peu plus contemporain
que ses momies : moi ! Ça y est, on dîne en tête-à-tête sur une terrasse
demain soir, près des pyramides. L’avion du retour est prévu à midi : eh
bien tant pis, je zappe la rentrée, on verra bien !
[Laurie, 32 ans, illustratrice]
Ça
fait trois jours que j’essaie de réhabituer mes pieds aux chaussures « de
ville » — il faut plutôt appeler ça « instruments de torture »
avec talon, bout serré qui fait hyper mal, bosse plantée au milieu qui fait de
jolies ampoules pendant quinze jours ! Je hais la rentrée ! Je hais
les chaussures « de dame » !
[Carla,
33 ans, avocate]
Quitter la chaleur pour le froid, le thiebou dien pour la tarte al Djote, les
Sénégalais pour les Nivellois, les briquets Ben Laden pour les briquets Bic, la
Flag et la Gazelle pour la Maes, les claquettes coupe du monde 1982 pour les
godasses à lacets, les clopes à 6 francs pour les roulées à 8 euros, les
étoiles de minuit pour le plafond de ma chambre, Milagro (la série brésilienne
géniale) pour la mine pincée de Claire Chazal, non,
vraiment, je ne veux pas rentrer !
[« Bécassine », 27 ans, étalagiste]
Rien
qu’à imaginer de remonter vers le Nord où il n’y a déjà plus de lumière le
soir... La rentrée c’est trop la déprime, trop la routine qui recommence, je ne
veux même pas y penser ! Mais se lever à 11 heures comme ici, se baigner
avec les copines, traîner en short crapuleux, ne rien organiser, jouer les
escalopes sous un soleil qui tue, taper le carton avec les moniteurs... Trop
bon !
[Camille, 22 ans, étudiante en gestion]
En vacances je ne
souhaite qu’une chose, avoir la paix, la vraie, comme chez les moines !
Déjà que mon mec me donne limite des boutons — alors je l’envoie à trente
kilomètres repérer un resto pour le soir, ou faire les courses, acheter le
journal, prendre des places pour un concert — n’importe quoi. Bref, je me
débrouille pour être seule le plus possible et ne voir personne, ne rien
écouter, sinon la nature, ne m’occuper que de mes doigts de pied... Être seule,
en vacances, c’est le paradis — rien que d’imaginer les marées humaines de
casse-bonbons qui m’attendent au retour...
[Kim, 40 ans, productrice de télé]
Je travaillais
toute l’année dans une agence de voyage... À force d’envoyer les autres sur des
plages de rêves je finissais par déprimer, ici, en Belgique... Et puis j’ai décidé
de faire le contraire : je me suis installée en Inde, à Goa, près d’une
plage immense, et j’ai ouvert une agence de voyages pour l’Europe ! J’ai
donc résolu le problème de la rentrée : je ne rentre plus !
[Charlotte, 33 ans, tour-opératrice]
Les professeurs !
Chaque année on espère que les enfants vont retrouver les professeurs de
l’année d’avant qu’ils aimaient bien et chaque année on est déçu ! Les
sympas sont partis, les pas sympas sont restés, et les nouveaux sont glamour
comme des sacs de patates ! Si je pouvais sauter la case
« Rentrée » et aller directement jusqu’à « Noël », je
serais heureuse !
[Auriane, 32 ans,
modiste]
Le réchauffement
climatique, vous disiez ? À une semaine de la fin des vacances je vais sur
Internet chercher la météo de chez moi, cliquer Belgique. Erreur, ne pas faire
comme moi, c’est à pleurer tous les cocktails bus pendant quinze jours !
Du gris, du noir, des petits logos pleins de gouttes de pluie et des
températures de Toussaint ! On excuse tout à notre petit pays : d’être
petit, justement, de s’empailler pour BHV, de ronronner un peu — mais pas la
météo ! Au secours, augmentez l’effet de serre !
[Manoëlle, 24
ans, régente en sciences]
La Chine avait
ceci de formidable qu’on y fumait, je crois, tout le tabac produit dans le
monde ! Au bureau, dans les taxis, les hôtels, les usines, les commerces,
les administrations — partout montaient les volutes bleues ! C’était il y
a un an. Jeux Olympiques obligent, des lois ont été passées, des contrôleurs
engagés – et les amendes ont plu. Sauf dans certains endroits comme les bars,
les restaurants, les cybercafés — ce qui m’arrangeait puisque j’y
travaillais... en fumant parfois ! Mon contrat s’achève, je rentre bientôt
dans la vieille Europe. Là où l’on n’aime pas les gens qui prennent du plaisir
à se faire du mal... Dur, dur !
[Capucine, 29 ans, consultante en
réseaux informatiques]
Je rentre à une
condition : que mon voisin jure de souder la boîte aux lettres du hall, en
bas, hermétiquement ! Elle doit contenir un quintal de factures et de
rappels en tous genres — exactement ce que je déteste trouver en
rentrant ! Alors Henri à toi de jouer les Iron Man : cagoule, baguette, chalumeau — zou !
[Delphine, 24 ans, secrétaire médicale]
Je peux vous le
dire, il va y avoir bientôt prescription, je passe de merveilleuses vacances
avec mes deux vieilles copines discrètes, efficaces et toujours de bonne
humeur. Elles aiment toutes les deux la liqueur d’orange — tequila ici,
vodka là —, elles s’appellent Margarita et Cosmopolitan !
Enchantées, enchanteresses, amies fidèles, je ne veux pas vous perdre, je ne
veux pas rentrer, ma New York est si belle avec vous !
[Isabelle, 41 ans, juriste]
Je viens de
comprendre que je ne suis pas faite pour le travail. Voilà pourquoi j’ai
toujours du mal à rentrer. Le déclic s’est produit le premier jour, à Playa del Carmen, sur la riviera
mexicaine. Je me suis réveillée à quatre heures du matin, à cause du décalage,
et j’ai cherché la pendulette de la main gauche : couper l’alarme, me
lever, grignoter un bout de pain, avaler un café, habiller, maquiller, sortir
la voiture — c’est la chenille qui redémarre sur l’autoroute encombrée... J’ai
ramené la main, regardé Sergio ou Kevin, je ne sais plus, qui dormait comme un
bébé, et je me suis re-blottie contre lui.
[Bénédicte, 38 ans, pharmacienne]
Il faut avoir
assisté à un concert d’Ellen Allien une fois dans sa
vie — et surtout à l’Amnesia d’Ibiza. C’est de la
techno allemande à faire danser les morts — avec juste cette pointe de
mélancolie qui donne la chair de poule. C’est ce qui me manque le plus à la
rentrée : la musique comme une tuerie, sous les pins parasols, comme une
brosse de fer à récurer les os de la tête... J’habite un flat où le moindre
éternuement provoque la colère des petits bourgeois du dessous... Ellen
attends, je t’accompagne au Japon !
[Clara, étudiante à Solvay]
Chaque année, dans
mon cercle de copines, début septembre, c’est à qui racontera ses incroyables
vacances. Ça me fatigue déjà ! Le tissu de banalité qu’il faut
supporter ! Et moi j’ai été piquée par une méduse ! Moi j’ai marché
sur un oursin ! Il avait les jambes de Di Caprio !
On a failli rater l’avion ! J’ai pris deux kilos ! — Moi cinq !
— Où ça, menteuse ? Et les taxis roulent comme des dingues ! T’as vu
le bracelet ? Les perles ? Ils te disent bonjour le matin ! Avec
un euro on mange la semaine, dingue ! Quelle galère...
[Patricia, 30 ans, agent immobilier]
La jungle en
vacances, c’est bien. La jungle à la maison, non. Et pourtant la rentrée c’est
ça : le toit de la maison soulevé par le polygonum
et la glycine, la pelouse qui remonte sur les murs, les haies comme des
étagères de poulpes qui débordent. Faut frapper fort et couper tout ça — mais
c’est le moral qui en prend un coup. Adieu ma jolie peau douce et bronzée,
bonjour les ampoules, les griffes et les piqûres d’insectes. Cette année je ne
rentre pas, je laisse la nature en paix — et les fromagers dévorer mon petit
Angkor Vat !
[Nadia, 38 ans, jardinier]
Oh l’épreuve des
soirées-diapo, naguère ! Maintenant c’est pire — aux premiers samedis
soirs de septembre je me tape les 997 photos numériques brut de décoffrage de
la famille Dugenou ! Tellement fière de son BrolPix acheté peanuts à Bali ! Sans compter que
Jean-Yves va se faire engueuler parce que le disque bloque au milieu ! Et
on ne peut même pas fumer chez eux ! Je reste à Pattaya, moi !
[Nore, 36 ans,
architecte]
La galère de la
rentrée c’est les must culturels. Si
on ne s’envoie pas tout de suite dix conférences, trois Palmes d’or à Cannes,
six Goncourt et vingt concerts, on passe pour la demeurée du lot, juste bonne à
rester bronzée comme une pouffe ! Faut tout de suite s’habiller en noir,
tirer la gueule en sortant des galeries d’art (« C’est toujours la même
chose, Baldessari ! »), et fréquenter fissa
les derniers vernissages. Moi, quand je rentre, je suis morte de fatigue, j’ai
juste envie de rien faire !
[Astrid, 40 ans, public relation]
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