Ça coûte combien, un
pont ?
Une enquête de Noëlle
Clou pour Gael
[Publication : janvier 2010, p.98]
Noëlle Clou a pris l’avion récemment à
Philippeville-North – pardon, à Brussels-South –,
pour Venise – pardon, pour Trévise –, et a remarqué que sa grand-mère avait
raison : le bon marché coûte cher. Vivrons-nous bientôt l’holocauste du low-cost après l’avoir tant célébré ? Notre fière
journaliste a enquêté pour vous sans frais de dossier, sans supplément pour
inscription en ligne, sans franchise de 15 kg par bagage, sans excès de poids,
sans taxes d’aéroport, sans rallonge pour l’assurance, sans coupon-machin ou
truc prioritaire, sans confirmation par SMS (un euro), ni supplément pour carte
de crédit...
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C’est vrai, les
vêtements pas chers ne sont pas chers, mais il y a un gros problème : ils
ne durent pas. Les pulls boulochent, les jupes pendouillent et votre
Jean-Robert s’en va chercher une copine s’habillant ailleurs qu’au Secours
Catholique.
[Jenny, 22 ans, étudiante en marketing]
Mettre des rustines, ça va un certain temps. Et
puis quand toute votre life ressemble
à une seule rustine géante composée de milliers d’autres rustines miniature, je
dis stop, game over, il est temps d’acheter une
nouvelle chambre à air avec de l’air frais dedans, non ?!
[Jean-Claude
Van D., 39 ans, pompiste]
Le bon
investissement c’est LA petite robe noire, toute simple. On l’emmène partout,
on ne la ménage pas, on l’accessoirise pour deux fois rien et ça le fait
toujours. Pour qu’elle garde longtemps sa tenue, il faut acheter une grande
marque : 500 à 1000 euros pour une robe noire minimaliste ça peut paraître
idiot mais c’est super-futé. Et puis, cerise sur chantilly, elle vous obligera
à surveiller votre ligne : vous l’aurez payée tellement cher, la petite
robe, qu’il serait fou de se priver de son élégance pour quelques kilos !
[Ludovica, 28
ans, danseuse]
Je déteste vivre
comme un rat, surveiller toutes mes dépenses, tirer la tronche et compter tout
le temps : déjà qu’on est pauvres, si en plus faut se priver ! Les
bouts de chandelles, moi, rien à... cirer !
[Carmela, 25 ans, comédienne]
Cette histoire du
bon marché qui coûte cher se retrouve partout – les Espagnols disent « Lo barato sale caro » et les
Allemands « Billig ist
teuer ». Mais Américains et Anglais ont les plus
belles expressions : « If you pay peanuts, you get monkeys », « Penny-wise, pound-foolish »,
« Watch the pence, and the pounds will take care of themselves » –
ces deux dernières expressions signifiant qu’à trop surveiller les centimes, on
ne compte plus les euros.
[Ursula, 33 ans, interprète]
Je suis assez
douée pour faire des économies là où il ne faudrait pas : les visites chez
le médecin, par exemple – car je me dis toujours que « c’est rien, ça va
passer ». Résultat des courses, j’ai payé un pont dans une clinique privée
pour me faire opérer d’urgence de la coiffe des rotateurs (c’est une belle
expression mais j’avais l’épaule sud bloquée !).
[Claire, 40 ans, ophtalmologue]
Mon mari fait des
dizaines et des dizaines de kilomètres en bagnole pour acheter son essence moins cher. Moi je crois qu’il a une maîtresse
au Luxembourg, point barre.
[Mathilde-Marie, 36 ans, princesse]
Par radinerie
j’avais décidé de faire ma compta toute seule (juste avec l’aide d’un bouquin
genre « La comptabilité pour les nuls »). Eh bien je confirme, c’est
nul : je viens de recevoir un rappel d’impôts avec tellement de zéros
derrière que je pourrai faire du hula-hoop toute ma vie !
[Véronique, 34 ans, restauratrice]
Mon fils
télécharge comme un malade tout ce qu’il peut sur Internet – et moi je paye une
fortune l’informaticien qui vient nettoyer les virus qui bloquent sa
machine : cherchez l’erreur (404) !
[Sonia, 36 ans, orthophoniste]
Ma technique
« stop and go » ne fonctionne pas vraiment, je l’avoue : pour
gratter quelques économies sur le parcmètre, je m’arrête en coup de vent, fais
ma petite course et repars. Une fois sur deux j’ai un papillon sur le
pare-brise. Celui qui me révélera la cachette du petit gluant qui m’espionne
tous les midis place du Châtelain, je le décore.
[Katryn, 32 ans,
décoratrice]
Dans le genre low-cost qui tue
il y a les outils chinois. Sur le présentoir ils avaient pourtant bonne
mine : tournevis alignés comme autant de Gardes rouges, perceuses en
batterie, clefs anglaises chromées, tenailles pour gros orteils d’opposants –
très chic, tout ça ! Et surtout l’étiquette, au prix ridicule ! À la
première vis que j’ai voulu enfoncer dans la charpente du grenier, le tournevis
s’est tordu en forme de rictus. Ma bouche a fait pareil, avec un arrière-goût
de fer blanc. Grosse fatigue et retour au magasin pour acheter du sérieux.
Fuyez le « made in très loin » !
[Laurence, 31 ans, professeur
d’allemand]
Vous voulez paralyser
votre entreprise ? Donnez le pouvoir aux contrôleurs de gestion. Choisis à
l’extérieur, bien sûr, les contrôleurs de gestion, pour raison
d’« indépendance » (en fait tout est joué). Ils vont vous auditer le mammouth à mille euros
l’heure, tuer toute la créativité de la boîte, vous faire marcher au pas
derrière un logiciel suédois (en cours de traduction, les plug-in arrivent sous peu) – et
vogue la galère. L’entreprise mourra guérie (ou frôlera l’AVC), et vous
avec ! Aux suivants !
[Anne, 44 ans, contrôleuse de gestion
repentie]
Faites des
économies, n’achetez pas de fleurs à votre femme, ne la sortez pas le soir, ne
l’emmenez pas en week-end impromptu, loin des enfants : avec l’argent mis
de côté vous paierez la première des soixante consultations de votre avocat –
pour le divorce !
[Marc-U., 48 ans, constitutionnaliste]
Je connais un type
qui n’allume jamais ses phares et qui ne met pas non plus ses essuie-glaces
pour ne pas les user. Trop malin, mon Laurent ! Ma fille, elle, a
longtemps prôné pour ses cinq petits les couches-culottes biodégradables en
géranium tressé. Là je n’ai pas bien capté...
[Albert de B., motocycliste, 75 ans]
Trop cher,
l’enseignement ? C’est ce que disent tous les gouvernements du monde, en
mal de budget à boucler. Qu’ils essayent donc l’ignorance ! (« If you think education
is expensive, try ignorance. »)
[Derek Bok, 79
ans, ancien président de Harvard]
– Je m’en fous du low-cost, vu que
j’suis pété de thunes !
– Oui, moi aussi
j’étais comme ça – avant de rencontrer ma copine.
[Nicolas et Jacques, 24 ans, étudiants à
Sciences-Po]
Le pas cher coûte
un max ? C’est vrai pour moi, je me suis ruinée au fil du temps en tickets
de Lotto, Subito, Keno, Astro,
Bingo et Presto – rien que du Zéro, en réalité, c’est vraiment « Lose for Life » ! Si je compte dix, douze euros,
deux fois par semaine environ, depuis 17 ans... ça fait... 12 fois 52 fois
17.... Bref, j’aurais pu m’acheter une demi-tonne de
calculatrices, au moins !
[Erika, 39 ans, directrice des jeux à
Chaudfontaine]
Moi je faisais de
belles petites économies d’entretien sur ma voiture – maintenant que j’ai raté
un virage (pneus lisses), j’en fais sur les kinés... Aïe, ouch !
(muscles lisses).
[Justine, 38 ans, acheteuse]
Mauvais plan, je
sais : je me suis inscrite dans un club de gym et comme je n’avais plus le
temps de rien faire, j’ai engagé une société pour s’occuper du jardin, tondre
la pelouse, tailler les arbres, etc. Maintenant j’ai arrêté la gym, je continue
à payer l’abonnement du fitness et je
ne fais plus le jardin... C’est mon banquier qui va être content !
[Gianna, 34 ans,
rédactrice]
Mon père, par
radinerie, ne veut pas changer la cuisinière à gaz (un seul bec qui fonctionne,
le plus petit). Comme il est pratiquement impossible de faire la cuisine, on achète
tout le temps des plats préparés chez le traiteur – ça coûte une fortune et je
ne reçois pas d’argent de poche, comme par hasard !
[Alix, 15 ans, étudiante]
Mon mari a rempli
le garage de « brol » jusqu’au plafond, on ne retrouve jamais rien –
et du coup la voiture dort dehors tous les soirs. Elle s’abîme, elle perd de la
valeur... et c’est la mienne ! J’ai épousé un gros nul, faudra que je
songe un jour à le mettre avec le « brol », lui aussi.
[Roberte, 41 ans, architecte]
D’accord, le bon
marché coûte cher – mais le cher aussi !
[Lucienne, 29 ans, mathématicienne]
Combien ça coûte,
un pont ? Le Golden Gate Bridge, à San Francisco, a coûté 27 millions de
dollars en 1937 (ce qui fait 270 millions d’euros d’aujourd’hui). Il a coûté
aussi la vie à une quinzaine d’ouvriers et a permis à plus de 1200 personnes de
se suicider.
[Éric, 48 ans, documentaliste]
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« Le low-cost se
nourrit de licenciements, de contrats précaires et de salaires de
misère. » Tiré du livre « No Low-Cost » de Stéphane Reynaud et Bruno Fay, sorti fin 2009 aux éditions du Moment. Leur
site : http://nolowcost.over-blog.com/
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