« Je ne sais pas dire non ! »
— une
enquête de Noëlle Clou pour Gael —
[Publiée en avril 2005 p.136]
Camille est accablée de travail ce week-end – et pourtant elle accepte
un nouveau dossier urgent. Paméla n’aime pas trop la robe qu’elle est en
train d’essayer – mais la vendeuse réussit à la convaincre. Jean préfère
la montagne à la mer – et il finit en tongs roses à la mer... Portrait succinct
de ceux et celles qui ne savent jamais dire non (même aux
interviews).
Une enquête que n’a pas pu refuser Noëlle
Clou.
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Moi
je culpabilise tellement de travailler loin de la maison et de rentrer tard que
je n’ose jamais dire non aux enfants. Même si ça me met plus en retard encore.
Exemple il y a deux jours : mon fils me demande de lui ramener pour le
soir même trois DVD enregistrables « pour stocker mon site
Internet ». Où voulez-vous que je trouve ça près du bureau, on est en
plein bled du côté de l’aéroport ! Et puis qu’est-ce que c’est des DVD
enregistrables ?! Résultat des courses (c’est le cas de le dire), pas
de DVD, une engueulo carabinée, un repas froid pour tout le monde et du stress
pour la semaine...
[Tatiana,
38 ans, agente en douane]
Mon
histoire à moi se passe à la maternité. Je reçois la visite d’une vague
connaissance qui vient me féliciter pour mon premier bébé. Cette connaissance
m’apporte une layette assez jolie en me demandant ce que j’en pense. Je lui dis
qu’elle est ravissante, bien sûr – avant de comprendre que cette dame vient
pour me la vendre ! J’ai eu peur de passer pour une ingrate et j’ai
accepté le prix demandé. Pourtant je n’en avais pas besoin, tout était prévu
depuis longtemps... J’ai appris plus tard qu’elle faisait le coup avec toutes
ses relations – et que je n’étais pas la seule à m’être fait avoir. Ça ne m’a
pas consolée...
[Sophie,
27 ans, pharmacienne]
Aussi
loin que je me souvienne ça a toujours été comme ça : je suis bloquée dès
que je dois dire non. En maternelle, par exemple, j’acceptais toujours de
donner mes dessins alors que je rêvais de les rapporter à la maison. Angoisse
de déplaire, joie qu’on s’adresse toujours à moi pour décorer la classe ou pour
participer à un concours. Mélange d’ego flatté et de peur de décevoir...
Peut-être était-ce aussi pour ne pas ressembler à mon frère aîné – je le
trouvais désagréable, égoïste et buté. J’aurais bien aimé qu’on me le demande,
lui, à prêter – j’aurais dit oui, allez-y, gardez-le en pension pour un
an ! Un oui qui m’aurait soulagée pour une fois !
[Anne-Lise,
30 ans, psychothérapeute]
Je
suis célibataire, séparée depuis deux ans d’un pervers qui me manipulait en
douce, et j’ai l’impression de replonger tous les jours. Impossible de dire non
à ceux et celles qui veulent me sortir « de mon trou », comme ils
disent. Même le dernier thon du bureau a sa chance avec moi. Crevée, n’ayant
qu’une envie – celle de m’écrouler comme un vieux camembert devant la télé, je
me surprends à dire oui au téléphone. Et c’est reparti pour un repas lugubre,
dans un boui-boui qui pue la cigarette, à écouter les frustrations d’un
demi-sel qui n’a pas droit, lui, au bonus de fin d’année ni à la voiture de
fonction... Je devrais prendre mon courage à deux mains et dire non car on
commence à me regarder d’un drôle d’air... Je suis celle qui est toujours
partante et ça devient louche. C’est un comble, je n’ose pas refuser et ça se
retourne contre moi. Je ne demande rien à personne, moi !
[Rita,
32 ans, employée d’assurances]
Je
fais un complexe social. Je suis née dans les beaux quartiers, de parents
bourgeois qui allaient à l’église tous les dimanches. Quand on me demande de
l’argent, quand un pauvre hère s’approche, ou un vendeur à la sauvette, je
craque. Ça doit se lire sur mon visage, ce côté charitable, car on me repère
toujours dans la foule : c’est vers moi qu’on vient tendre un chapeau ou
une sébile. C’est toujours à moi qu’on vient raconter des histoires bizarres de
plein d’essence à faire ou de billet de train perdu. Alors j’ouvre mon
portefeuille et je distribue. J’ai beau me dire que le type en face n’est peut-être
pas tout à fait sincère, je raque. Désormais tout le monde se moque ouvertement
de moi à la maison. C’est depuis que j’ai acheté à Noël près d’une dizaine de
kilos de massepain à autant de troupes de scouts... Je n’avais même pas vu que
certaines venaient d’Allemagne, tellement je commence à être connue. Faudrait
que j’arrête mais je n’arrive pas...
[Gaétane-Charlotte,
33 ans, antiquaire]
Je
suis graphiste et je ne vais jamais me coucher avant trois-quatre heures du
matin. J’aime bien travailler la nuit – mais c’est aussi parce que j’ai
toujours du boulot en retard. Et j’ai du boulot en retard parce que j’accepte
plein de travaux. Surtout des travaux gratuits. Ça commence par des services
qu’on rend à des amis – un menu de restaurant, une pochette de disque, un logo
pour une copine qui ouvre un salon de coiffure – je me dis que j’apprends mon
métier grâce à eux... et puis ça continue, j’attrape une bonne réputation,
celle d’un type consciencieux et propre, toujours disponible... et pas cher...
Je crois que c’est par manque de confiance en moi que je dis toujours oui. Si
je suis tellement sollicité c’est que je dois être bon quelque part, non ?
[Angelo,
27 ans, graphiste]
Pour
moi dire non c’est vraiment violent. J’ai l’impression de donner une gifle. Et
ça j’ose pas. Alors je dis oui. Mes copines m’ont déjà dit cent fois que je
n’avais pas à accepter tous les ordres des patrons... Normalement je suis
serveuse, mais aussi nettoyeuse, comptable, électricienne (la chambre froide
fait sauter les plombs en cascade en été) – et ma dernière compétence c’est le
système d’alarme : qu’est-ce qu’il me fait courir, celui-là, et au beau
milieu de la nuit comme par hasard – heureusement que je n’habite pas loin. Je
ne dis jamais non, j’ai trop peur de perdre mon travail, je sais ce que c’est
les petits boulots précaires – alors j’en fais peut-être un trop ici, c’est
vrai, mais c’est mieux que pas assez au chômage...
[Larissa,
23 ans, hôtesse de salle]
Mon
problème ce sont mes beaux-parents. Toujours à vouloir passer à la maison dire
bonjour, voir leurs petits-enfants, surveiller l’état de la pelouse (nous
menons une terrible guerre de tranchées contre des bataillons de vers
invisibles). Ma belle-famille téléphone le en général le samedi vers six heures
du soir. J’ai beau me douter que ce sont eux, je suis toujours prise de court.
Après les politesses d’usage ils me demandent gentiment s’ils peuvent passer le
lendemain – juste une demi-heure, bien sûr. Mon beau-père a trouvé un nouveau
traitement pour le sol. Ma belle-mère a un cadeau pour Maxime... Je
m’entends dire, des trémolos dans la voix « Oui, venez, ce sera un peu à
la fortune du pot mais c’est une bonne idée» alors que j’ai juste envie de
faire pipi sur la moquette tellement je suis en rage ! Je suis surtout trop
bien élevée. Politesse, abnégation, sacrifice de soi – j’ai été éduquée comme
ça. Pas de porte de sortie... Et à propos de porte, qui est-ce qui sonne
justement ? « Mais quelle bonne surprise ! Vous êtes déjà
là ?! On avait dit midi, non ?! »...
[Tamara,
36 ans, photographe]
Il
y a quelqu’un qui me terrorise au quotidien – et je n’ose rien faire :
c’est ma nourrice ! Elle a un caractère trop fort et elle me fait
peur ! J’en souffre énormément. Je n’ose pas lui dire que je veux cesser
de travailler avec elle. Je n’ose pas et je culpabilise – tellement je me
trouve lâche et faible. Je n’arrive pas à prendre le dessus, au contraire, je
me laisse bouffer la vie par elle, ça me fait honte... J’ai été jusqu’à lui
payer des semaines entières de vacances, pendant les congés scolaires, parce
que mes enfants étaient chez leurs grands-parents et que je ne voulais pas la
froisser ! Je suis folle, je ne sais plus quoi faire pour m’en
débarrasser...
[Irène,
32 ans, correctrice]
J’ai
un maître spirituel. Mes collègues disent en rigolant « un gourou ».
Je joue la sérénité à fond devant eux mais je ne suis pas vraiment zen. Mon
maître me tient à sa merci. Me pilote à distance, sans pression apparente. J’ai
sa voix, pourtant, qui murmure dans ma tête comme un robinet qui fuit, jour et
nuit. Et ses yeux ronds me fixent, tel Caïn dans la tombe. J’aime à
croire que je suis libre – un homme libre qui peut tout arrêter s’il le
souhaite. L’alcool et le jeu tiennent-ils vraiment leurs victimes ? Alors
je ne lui dis jamais non. J’ajoute aux trente-huit heures de ma semaine à la
banque les trente-huit que je passe chez lui. À méditer, réciter, empaqueter
des livres, battre la campagne, sonner aux portes. Beaucoup me disent non et me
raillent. Mais ce sont eux les malheureux. Dire non c’est mourir un peu – je
trouve. Non ?
[Paolo,
40 ans, conseiller financier]
C’est
au cours d’une dispute avec mon mari que ça a fait tilt. Il m’a demandé, les
pieds dans la vaisselle en miette et l’air furax : « Mais qu’est-ce
que tu veux, Sandrine, à la fin ?! » Tilt ! Je me suis
rendue compte que je ne m’étais jamais posé la question. Qu’est-ce que je veux
– moi ? Pour moi ? C’est vrai qu’à force de se mettre à la place des
autres on s’oublie. Moi je veux que tout le monde soit heureux, j’imagine. Et
accessoirement qu’on retrouve le service que monsieur vient de détruire. Voilà.
Et une semaine en thalasso loin de mes tyrans domestiques, ça le ferait aussi.
On peut continuer la wish-list : un coup de peinture à la façade de
la maison ; un auto-radio avec les ondes longues ; vingt cours de
Pilatès et trente de taï-chi ; que ma fille ôte son piercing à la
lèvre ; que mon boss s’en mette un dans la joue ; que le réveil ne
sonne plus jamais ; que le chauffeur vienne me chercher ; qu’on sorte
entre copines comme avant ; que Michel Onfray réponde à mes e-mails...
Et puis non, qu’il aille au diable lui aussi !
[Elisa,
42 ans, chargée des relations avec la presse]
Pour
moi celui qui dit non c’est l’enfant de trois ans, celui qui découvre son pouvoir
et en abuse sur son entourage. Mais quand on est adulte on positive, non ?
C’est le mot que ma mère m’a répété pendant toute mon enfance : « Tu
dois po-si-ti-ver, ma fille ! Dire oui car le oui construit,
accueille, se tourne vers le futur ! Le non bloque la discussion,
ferme les visages, regarde vers le passé ! » Je dois avouer que cette
méthode a fonctionné pendant longtemps. Mais j’en suis prisonnière à présent –
ce masque devient trop lourd à porter. Mais j’ai peur de casser mon image en
disant non. J’ai peur de perdre mes amis, d’être repoussée – et puis dire non
c’est mentir parfois ! Quand on cherche quelqu’un pour faire des heures
supplémentaires je ne vais pas inventer de raisons pour me défiler ! C’est
vrai que dire oui à quelqu’un quand on pense non c’est mentir
aussi...
[Jane,
30 ans, comédienne]
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Vivre
signifie refuser.
[Amélie
Nothomb, écrivain]
Il
ne suffit pas de refuser
[Erik
Satie, musicien et compositeur]
Refuser
en donnant des raisons, ce n'est pas refuser.
[Alain,
philosophe]
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