Promenade arty
à Bruxelles
Une enquête de Noëlle Clou pour Gael
[Publication : décembre 2008, p.xxx]
Trois poids-lourds de l’art contemporain ont
ouvert chacun à l’automne une galerie dans la capitale. Barbara Gladstone, Almine Rech et Nathalie
Obadia s’inscrivent désormais dans un beau
parcours « haute culture » – lequel nous avons essayé, le temps d’un
doux week-end.
L’abbaye de la Cambre a donné son nom à
une prestigieuse école d’art – et c’est tout près, juste au-dessus, rue de
l’Abbaye à Ixelles, que commence notre parcours edgy dans la capitale. Avec Meessen De Clercq au
n°2, Almine Rech au 20,
et Xavier Hufkens
en arbitre des élégances au 8 de la rue Saint-Georges. Ces trois galeries
classieuses empruntent au white cube traditionnel sa luminosité, son
dépouillement... et beaucoup de son indifférence aux personnes qui l’arpentent.
Car c’est aussi ça, l’art contemporain, une pudeur, un silence, un accueil tout
en retrait. Les temples sont ouverts, trésors à portée de main – il n’y a pas
de vestiaire, pas d’ouvreuse, pas de maître de cérémonie, juste des caméras
discrètes qui vous couchent sur disque dur. Votre unique amphitryon s’appelle
A4, imprimé sommaire détaillant les œuvres – et parfois les prix, mais c’est
rare. Que cela ne vous refroidisse pas, au contraire, car c’est une joie que de
n’être pas harcelé. Et puis il y a toujours une âme charitable dans un recoin
du frigo blanc, prête à tout vous expliquer. Le plaisir que donnent ces lieux
est dans la suspension du jugement : on regarde, on soupèse, on compare
avec ce qu’on a déjà vu, on prend des notes dans sa tête... et puis on sort se
faire d’autres idées, plus loin, sans conclure. Et dehors justement, au centre
du delta formé par les trois galeries, il y a Joseph, impérial en sa pâtisserie, sûr de ses croissants bien réels
et de sa clientèle gourmande. Le Break
de l’Abbaye, juste à côté de Joseph, est une manière de snack très recommandable
qui porte bien son nom...
Éloignez-vous de la Cambre, remontez la
rue de l’Abbaye, traversez Vleurgat, dévalez Hector
Denis à droite, puis la rue Washington jusqu’à la place Leemans.
La galerie Taché-Levy, au 74 rue de Tenbosch, tire l’œil par sa façade transparente striée d’helveticas chic. Typo, acier, verre et béton lisse comme à
New York, il y a toujours des pièces intéressantes et l’entrée en est gratuite
– comme dans toutes les autres galeries de la ville. Ça compte aujourd’hui,
quand le moindre musée taxe son chaland à près de 10 euros...
Si vos gambettes tiennent toujours le coup
poussez donc jusqu’à la rue du Mail où la Box
Gallery (au n°88) et think.21 (au 21) célèbrent souvent la photographie dans des espaces
agréables et bien éclairés. Vous êtes désormais dans le quartier du Châtelain
et vous avez l’embarras du choix pour déjeuner... en compagnie peut-être d’un
livre d’architecture conseillé par Peinture
fraîche (10 rue du Tabellion), les plus charmants dealers de papier glacé
du monde...
Notre deuxième circuit commence au 108
chaussée de Charleroi, dans les beaux volumes à l’équerre de Pascal Polar. À droite, en sortant,
vous reprendrez des forces au bar de l’hôtel Manos, car la galerie suivante
se trouve au premier étage du 32 rue Blanche : Aeroplastics étonne toujours par
son dynamisme et ses choix pointus, grimpez-y et demandez Jérôme, c’est un vrai
catalogue vivant ! Revenez ensuite vers l’avenue Louise et arrêtez-vous
chez Rodolphe Janssen, au 35 de la
rue de Livourne : son beau loft calme aux œuvres en partie visibles de la
rue vous séduira. Mais vous n’y resterez qu’une dizaine de minutes : c’est
le temps maximum qu’il faut donner aux lieux de l’art contemporain cités ici,
sauf coup de foudre pour une œuvre, ou discussion avec les permanents de la
galerie. N’hésitez jamais à extraire ces derniers de leurs écrans d’ordinateur,
ils sont diplômés, compétents, chaleureux – et ne demandent qu’à vous parler
des artistes exposés, de leur histoire, du contexte dans lequel s’inscrit leur
travail. À une dame, paraît-il, qui lui reprochait sa peinture (« Pour
moi, c’est du chinois ! »), Picasso répondit : « Madame, le
chinois, ça s’apprend ! » Les galeristes sont là pour ça aussi...
La visite à Baronian-Francey, 1 rue Isidore Verheyden, s’effectue
en passant sous Louise – en tout bien tout honneur. Au sortir de la rue Blanche
en effet, un étroit boyau de ciment tagué (mais pas par Basquiat,
ni Banksy, ni Blek le Rat)
vous courbera l’échine en un long travelling sonore. L’expérience évoque un peu
l’esthétique relationnelle chère à Nicolas Bourriaud,
c’est déjà ça ! La belle galerie que vous découvrirez bientôt de l’autre
côté, à mi-hauteur de la rue de la Concorde, est un havre bienvenu de culture
et de paix... Ragaillardi, vous devrez enfiler un second boyau, celui des
galeries bling-bling Louise.
Retardez l’échéance et faites un court crochet par Frédéric Desimpel, 4 rue du
Bosquet : sa bonbonnière accueille toujours des travaux subtils et de
qualité – et comme l’homme est d’un commerce agréable, vous passerez un moment
délicieux. Après l’apnée en galeries Louise, on reprend son souffle en face,
rue du Grand Cerf, où Barbara Gladstone
vient d’inaugurer ses cimaises. Cimaises au sens propre : moulures, pièces
en enfilade, hôtel de maître cosy, grand escalier – on est loin des
parallélépipèdes impérieux qui firent sa réputation à Manhattan...
Plus tard, en remontant le boulevard de
Waterloo, on détournera les yeux des boutiques de luxe, trop chatoyantes, trop
attirantes... Exception faite pour Hermès
dont la Verrière, une fois traversé
le magasin, est un chef d’œuvre à elle seule. Quelque chose d’indicible sourd
du lieu : ample, retiré, lumineux, il invite à la méditation, que les
projets présentés soient spectaculaires ou minimalistes. On sort lessivé par tant de beauté et l’on s’écroulera
voluptueusement au Passage de Milan,
juste au-dessus du Hilton. Le penseur dubitatif de Jofroi Amaral surveille la mini-terrasse ensoleillée, refuge opportun
pour quelque fumeur têtu ou affamé. L’intérieur est également une librairie
d’art et un grand espace d’exposition géré par l’Iselp
– l’institut pour l’étude du langage plastique ; demandez le programme,
c’est ouvert à tous ! Et si vous avez besoin d’air pur avant d’attaquer la
galerie Vedovi,
au n°11 sur le même trottoir, allez vous vider les yeux dans le parc d’Egmont
tout proche : à la belle saison l’Orangerie sort ses tables en fer sous
les frondaisons – c’est presque un déjeuner sur l’herbe, dis, comme à
Orsay !
La troisième boucle du parcours se déploie
dans le bas de la ville, quartier Dansaert. Les lieux
sont moins policés, les rues plus animées – mais les créations ont autant
d’à-propos ici que dans les galeries bourgeoises uptown. On commence chez les Filles du calvaire, boulevard
Barthélémy n°20, filiale d’une galerie parisienne réputée. Tout demande du
courage, ici : absence de parking, n’importe quoi urbanistique, trafic
engorgé dû au feu tout proche... Et pourtant la vraie vie est là, avec son
peuple industrieux, ses petits ateliers, ses cent nationalités qui cohabitent
vaille que vaille. Cette galerie a un charme fou, dès le portail franchi – et
on comprend mieux, quand on retrouve le boulevard, ce principe simple :
les artistes sont sur terre pour nous changer le regard – un regard que nous glissons
toujours trop vite sur le quotidien. Dans un film récent que sa fille lui
consacre, l’immense photographe Annie Leibovitz
raconte que toute gamine déjà, sur la banquette arrière de la voiture
familiale, elle découpait les paysages dans l’encadrement de sa fenêtre. Un
léger changement de perspective dévoile ainsi des mondes nouveaux – lesquels
sont déjà là pourtant, sous nos yeux indolents : rendons grâce aux
créateurs !
Après avoir philosophé ainsi pour pas cher,
sur quelques volées de trottoir, on entrera au n°5 du même Barthélémy : le
CCNOA (Center for contemporary non-objective art) dédie son beau volume
monochrome aux productions les plus captivantes – ici aussi les grands espaces
vont bien aux œuvres et aux visiteurs, lesquels prendront tout le recul
nécessaire. Juste à côté, au café Walvis, 209 rue Antoine Dansaert,
on remettra les pieds sur terre et les coudes sur le zinc. C’est lesté de
quelques gouttes d’alcool, après un quart d’heure de pause, qu’on ira faire
coucou à Jan Mot, presque en face
(n°190), et aux Établissements d’en face
(n°161), un peu plus haut.
Remontez ensuite vers la ville et tournez
à droite au premier carrefour : la rue du Rempart des Moines vous mène en
quatre hectomètres à la jolie place du Jardin aux Fleurs, siège du légendaire In’t Spinnekopke.
Ce bistrot-restaurant-terrasse multiséculaire tombera à pic pour certains, mais
vos amis attendront un peu que vous reveniez des deux galeries remarquables que
sont Erna Hécey
et Aliceday
(respectivement au 2c et 2b de la rue des Fabriques) ; la première est au
rez-de-chaussée, la seconde au second, mais les deux valent le détour. La rue
des Chartreux vous ramènera rue Dansaert où plusieurs
adresses vous tendent les bras : l’Archiduc
d’abord, au n°6, mais pas avant 16 heures ; le Pain Quotidien ensuite, au n°16, ouvert toute la journée et sept
jours sur sept.
Si vous ne saturez toujours pas, un
trekking urbain s’impose, avec carte d’état-major et GPS, pour rejoindre Greta Meert,
13 rue du Canal, située dans un magnifique immeuble industriel Art déco.
Splendides espaces rénovés, artistes contemporains majeurs, vue sur le Grand
Hospice – on est sur Mars et ça rafraîchit ! En chemin vous aurez jeté un
œil à l’expo en cours à la Centrale
électrique, 44 place Sainte-Catherine.
Retour vers le paquebot Flagey à présent
et les étangs d’Ixelles, pour la dernière branche de cet itinéraire. On
ressassera dans le taxi (ou le tram) cette phrase du peintre Maurice Denis,
l’intellectuel des Nabis : « Se rappeler qu’un tableau, avant d’être
un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est
essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre
assemblées ». Caramba, c’est du brutal Maurice ! Mais les choses se
sont singulièrement compliquées en cent ans, sais-tu ! Il n’y a presque
plus de tableaux de nos jours, plus de chevaux et très peu de femmes
nues ! Du désordre, oui, des anecdotes par milliers, et de la photo, de la
vidéo, des installations, du virtuel, de l’abstrait, du néo-figuratif, de la
sculpture-minute, de la musique, Internet, des odeurs, des matières nouvelles,
du minéral, du végétal, des animaux noyés dans le formol et d’autres qui les
regardent, de la pensée, des concepts, de l’autoréférence... Pas mal de
peinture aussi, allez ! Et ma foi, ça fait du bien, il y en a pour tous
les goûts... C’est donc l’esprit léger qu’on traverse la coque de béton de Nathalie Obadia,
8 rue Decoster, à Ixelles. Une série de plateaux
clairs vous mène, sinon au ciel, du moins au-dessus de la foule
déchaînée ; atmosphère monacale ici aussi, mais pour le meilleur. Trois
institutions importantes entourent la galerie, à une portée de fusil : le Civa, 55 rue de l’Ermitage, La Loge au 88 en face, et le musée d’Ixelles, dans le prolongement
de la rue de Hennin, au 71 rue van Volsem.
Les deux premières institutions s’occupent surtout d’architecture, le musée
recèle des trésors de peinture – mais l’on se réjouira souvent aux expos
temporaires proposées par ces trois lieux éclectiques.
C’est l’heure des bilans, donc des
regrets : nous n’avons pas parlé de Contretype,
le magnifique espace consacré à la photographie dans le monument Art nouveau
qu’est l’hôtel Hannon, carrefour Jonction / chaussée de Charleroi. De même pour
l’étonnante collection Vanhaerents,
dans le quartier Dansaert, car elle ne se visite
qu’en groupe. Marijke Schreurs et le Wiels étaient hors de portée, le quartier du Sablon et Pierre Bergé plutôt hors-sujet (antiquariat, décoration). Tant pis, ce sera pour une autre fois,
l’art contemporain bouge beaucoup à Bruxelles, on y reviendra. Deux conseils
pour terminer : vérifiez, avant de vous lancer, les jours et heures
d’ouverture des lieux ci-dessus, surtout en période de fêtes. Et tatouez-vous
sur le front la maxime de Robert Filliou :
« L’art, c’est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art ». La
boucle est bouclée, il faut vivre maintenant !
__________
Revenir à la page d’accueil, là.