« La chance de ma vie ! »
— une
enquête de Noëlle Clou pour Gael —
[Publiée en janvier 2003 p.88]
La chance de votre vie, c’est quoi ?
D’avoir demandé un jour du feu à ce beau jeune homme ombrageux ? Lequel
est aujourd’hui le père de vos enfants ? (Père aussi charmant qu’au
premier jour, bien sûr, malgré les poignées d’amour qui lui plombent désormais
la silhouette — car il ne fume plus le chéri...)
À
moins que la chance de votre vie ne soit d’avoir rencontré ce professeur de musique,
lors d’un stage d’été ? Il vous dégoûta pour toujours du violon, vous
précipitant ainsi dans les bras de la pharmacie — carrière que vous hésitiez à
embrasser, mais qui vous fait vivre depuis...
Voici
quelques témoignages — quelques belles histoires aussi — destinés à vous
maintenir sur le qui-vive : et si la chance de ma vie était justement là,
sous mon nez, et qu’il ne tenait qu’à moi de la saisir ?
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La
chance de ma vie ? Ce fut cette étoile filante, aperçue un soir de novembre,
je fis le vœu de ne plus jamais me tracasser pour des broutilles. Depuis, je
suis zen — limite légume trop cuit — mais heureuse !
[Iñes,
36 ans, libraire]
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Pour
moi, paradoxalement, ce fut un terrible accident de voiture. Vingt-quatre ans,
un peu tête brûlée, j’étais montée sans réfléchir avec des amies dans la
voiture d’un type, une vague connaissance, on sortait d’un anniversaire un peu
glauque, on voulait faire la fête ailleurs, ça s’est arrêté au premier virage,
la voiture a continué tout droit — Dieu sait pourquoi — dans un mur de ferme.
On n’a même pas relevé de traces de freinage. Trois opérations, une hanche en
plastique, quatorze mois de rééducation — je suis retombée sur terre, j’ai
compris le sens du mot solidarité, ce qu’était le dévouement du corps
médical, des infirmières, des internes, des médecins. Je vis d’ailleurs avec
l’un d’eux désormais — que je n’ai pas connu là, à l’hôpital, mais lors d’un
autre anniversaire, qui s’est bien terminé, heureusement : Serge m’avait
ramenée à pied, sans se moquer de ma démarche à la Charlot...
[Charlotte,
28 ans, secrétaire médicale]
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« La
chance de ma vie ? Elle tient en deux mots : petite annonce. On cherchait
un œnologue francophone pour gérer 250 hectares de vignes au Liban. Il fallait
relancer une exploitation qui tournait au ralenti, planter des variétés
résistant à l’altitude, acheter de nouvelles cuves, etc. Je me suis porté
candidat, j’ai été pris — et ça fait 17 ans que ça dure ! Nos crus ont
obtenus des médailles d’or un peu partout en France, pourtant je suis Belge,
d’origine italienne, et nous produisons des vins libanais, un « Coteaux de
Kefraya » par exemple, ou un « Lacrima d’Oro »
à se mettre à genoux ! Grâce à une petite annonce j’ai aussi acheté ma
première voiture — mais là, il vaut mieux ne pas en parler ! »
[François,
45 ans, œnologue]
J’étais allé, mendiant de porte en porte, sur le chemin du
village lorsque ton chariot d’or apparut au loin pareil à un rêve splendide et
j’admirais quel était ce Roi de tous les rois ! Mais les espoirs s’exaltèrent
et je pensais : c’en est fini des mauvais jours, et déjà je me tenais prêt dans
l’attente d’aumônes spontanées et de richesses éparpillées partout dans la
poussière. Le chariot s’arrêta là où je me tenais. Ton regard tomba sur moi et
tu descendis avec un sourire. Je sentis que la
chance de ma vie était enfin venue. Soudain, alors, tu tendis ta main
droite et dis : « Qu’as-tu à me donner ? » Ah ! quel jeu royal était-ce là de tendre la main au mendiant
pour mendier ! J’étais confus et demeurai perplexe ; enfin, de ma besace, je
tirai lentement un tout petit grain de blé et te le donnai. Mais combien fut
grande ma surprise lorsqu’à la fin du jour, vidant à terre mon sac, je trouvai
un tout petit grain d’or parmi le tas de pauvres grains. Je pleurai amèrement
alors et pensai : « Que n’ai-je eu le cœur de te donner mon tout ! »
Rabindranath Tagore
Poème n°50, extrait de « L’offrande
lyrique » (Gallimard)
C’est
un bête remplacement qui m’a sortie de mon trou. Une troupe de forains jeunes
et drôles enchaînait les numéros de jonglerie un soir dans mon village. Soudain
le musicien du groupe reçoit une quille en pleine figure — je vous jure que
c’est vrai ! — et voilà qu’on demande à l’assistance « qui joue de la
flûte ? » Je ne sais pas pourquoi je lève la main — moi qui suis
affreusement timide. Le reste est dans le brouillard de mes souvenirs. Tout ce
que je sais c’est que cette séance de musique sur scène, toute simple —
j’accompagnais une histoire de géants et de cyclopes —, m’a guérie à jamais de
ma timidité...
[Roxane,
30 ans, hôtesse d’accueil]
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La
chance de ma vie fut de tourner au bon moment le bouton de ma radio : j’ai
entendu la fin de la question, je connaissais la réponse, j’ai téléphoné et
j’ai gagné deux places de concert. Comment c’était ? Aucune idée, j’ai
donné les tickets à mon copain et à ma meilleure amie, ils sont tombés
amoureux, je ne les ai plus revus pendant 15 jours — et moi je me suis
retrouvée célibataire, exactement comme je le voulais, car je ne savais plus
comment faire pour quitter ce mec !
[Carla,
16 ans, étudiante]
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« Je
n’ai jamais connu mes grands-parents. Quand j’ai entendu parler de ce projet,
j’ai tout de suite pensé qu’il s’agissait de la chance de ma vie — avoir enfin
la grand-mère qui me manque depuis 30 ans. Grâce à l’opération « J’adopte
une Babushka », je parraine une grand-mère qui vit seule au
Kirghizistan : je lui verse 10 euros tous les mois et ça l’aide
énormément. Je suis infirmière et elle est médecin, c’est pour ça que je l’ai
choisie. J’ai pu rencontrer ma babushka l’an dernier grâce à un visa de tourisme.
Quelle surprise de voir que malgré toutes ses difficultés c’est une femme si
joyeuse. Cela m’a donné beaucoup de force et m’a fait réfléchir à ma
vie »...
[Julia,
48 ans, infirmière]
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La
chance de ma vie, c’est d’être de parents de nationalités différentes. Je ne
suis ni de là-bas, ni d’ici. Mais du monde. Ce n’est pas le plus beau pays,
ça ?
[Nadja,
23 ans, gérante de salon de coiffure]
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Moi,
ma chance, ça a été un baby-sitting impromptu, demandé au dernier moment par
des copains de mes parents. Je râlais un peu car j’avais dû annuler une soirée
entre amis et il n’y avait pas la télé, mais bon, j’avais besoin de sous.
L’enfant dormait déjà quand je suis arrivée. Et en attendant le retour des
parents j’ai dessiné — des robes et des pièces de vêtement comme je rêve d’en
porter parfois. À leur retour, ils ont vu ce que j’avais gribouillé... et j’ai
été engagée comme styliste dans la même société qu’eux ! D’abord
stagiaire, bien sûr, puis vraie styliste. Bon, le Monsieur m’a aussi fait un
enfant, deux ans plus tard, mais c’est une autre histoire — qui n’est pas
triste non plus...
[Laure,
32 ans, styliste]
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La
chance de ma vie, c’est ma mère ! Elle m’a appris à faire la cuisine — et
un garçon qui fait la cuisine, ça trouve du boulot partout ! J’ai été
cuistot sur un vraquier pendant 6 ans (c’est une sorte de cargo fourre-tout),
et j’ai fait le tour de monde plusieurs fois — chose que je n’aurais jamais pu
me permettre autrement. Quels souvenirs ! Merci, chère Maman, pour toutes
les recettes ! Et si tu en avais une pour que je trouve une femme, faxe-la moi !
[Jean-Luc,
36 ans, cuistot]
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Moi
c’est un livre, Stupeur et tremblements d’Amélie Nothomb. J’ai compris, après
cette lecture, que je n’étais pas faite non plus pour obéir à un supérieur,
encaisser des brimades et me faire harceler. J’ai démissionné de la société qui
m’employait (des cimentiers) et je me suis mise à mon compte (un restaurant
bio). Au lieu d’un, j’ai maintenant cent patrons : mes
clients ! Dur, dur — mais beaucoup mieux qu’avant !
[Juliette,
35 ans, restauratrice]
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La
chance de ma vie fut de tourner mon premier reportage — un conseil des
ministres — à côté d’un vrai cameraman, un pro, un vieux de la vieille.
Moi je ne connaissais personne du nouveau gouvernement, j’étais trop jeune. Je
crie donc au secours au pro, il m’écoute et me conseille de tout faire
exactement comme lui. Il me prévient de l’arrivée des gens importants, me
recommande d’ignorer tel ou tel — il n’est pas ministre celui-là, c’est un
huissier, laisse tomber ! —, me donne les noms de chacun et les
fonctions qu’il occupe. Je l’imite donc au millimètre près, filme quand il
filme, me déplace comme lui, copie tous ses gestes — des angles de prise de vue
aux focales qu’il choisit, de la torche qu’il allume aux contre-jours qu’il
évite... On se sépare en fin de journée. Et arrive le moment où mon reportage
revient du labo (c’était à l’époque de la pellicule, il fallait 48 heures pour
développer). Mon chef rassemble tout le bureau pour une projection :
« Voyons si le nouveau sait filmer ! », clame-t-il à la
cantonade. Je transpire à grosses gouttes, mon sort est entre ses mains. Noir.
Projection... et applaudissements nourris. Les images sont impeccables, bien
cadrées, bien éclairées, stables, parfaites. De quoi alimenter les précieuses
archives auxquelles elles étaient destinées. On me félicite, me serre la main,
m’invite à déjeuner...
Depuis
cette séance, on ne m’a plus jamais analysé le moindre reportage à la loupe ou
en public, j’ai fait partie des meubles. Mais voilà, il y avait un hic :
ce n’étaient pas mes images ! Mais celles du pro ! Quelqu’un
s’était trompé au labo, avait inversé les boîtes et envoyé ici ce qui devait
aller là-bas ! Je l’avais bien remarqué mais rien osé dire ! Dès que
je fus seul, l’après-midi, je me ruai au développement pour réparer l’erreur.
L’autre pellicule était toujours là, dans un casier, prête à être expédiée,
ouf ! — et je remis les bons films dans les bonnes boîtes... Après les
heures de bureau, tout seul dans l’obscurité d’une salle de montage, je décidai
de visionner mon véritable travail... Il était affreux... affreux de chez raté
et la honte me monta aux joues... Cette inversion inopinée fut donc la chance
de ma vie. Elle me permit de corriger tranquillement ce qui n’allait pas, sans
pression extérieure...
Des
années après je revis le pro de mes débuts — mais il ne se
souvenait de rien, même pas de mon visage. On décida de trinquer quand même —
un vin blanc pour moi, un triple whisky sans glace pour lui. Prudent, je
veillai à ne pas inverser nos boissons...
[Éric,
40 ans, photographe]
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Moi,
la chance de ma vie, c’est le gravier. Sans lui je n’aurais pas entendu mon
premier mari rentrer plus tôt. Vive le gravier ! J’en ai fait mettre aussi
autour de la nouvelle maison... La pelouse ? Évitez ça comme la peste, mes
chéries !
[Bianca,
48 ans, antiquaire]
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