En guise d’introduction, je voulais vous proposer un
poème de Shakespeare. Puis je me suis dit : « Et pourquoi donc,
finalement ? Lui ne lis jamais les miens ! »
[Spike Milligan]
Saul Sternberg – Untitled,
1948.
L’autoréférence, comme son nom l’indique, est un dispositif qui boucle
sur lui-même.
Exemple classique :
« Cette phrase comporte cinq mots »
« Cette[1]
phrase[2] comporte[3] cinq[4] mots[5] »
C’est un énoncé autoréférent, il parle de
lui-même.
[Petite
remarque en passant, l’énoncé « Cette phrase ne comporte pas cinq
mots » est aussi autoréférent – mais ne
jetons pas déjà le trouble dans l’auditoire, les choses vont se compliquer très
vite toutes seules !]
Autre exemple de système qui boucle, présent dans de nombreuses salles
de spectacle ou de conférence :
le larsen ! Un va-et-vient accablant s’établit entre le micro,
l’amplificateur et l’enceinte. Tempête sonore vite suivie d’une autre, d’ailleurs,
opposant l’artiste, furieux, et son ingénieur du son, désolé – mais c’est une
autre histoire.
Nous baignons dans l’autoréférence, en fait. Il suffit d’ouvrir un
traitement de texte et de dérouler les menus ad hoc, pour constater que
le mot « souligné » est souligné, que le mot « italique »
est en italiques, que le mot « gras » est en gras, et le mot
« CAPITALE » en majuscules. Sans évoquer un autre menu, celui des
polices typographiques, où « Times New Roman » est en Times
New Roman et « Helvetica Compact Light »
en Helvetica Compact Light (vous aurez noté au
passage l’hommage discret rendu à Max Miedinger
qui dessina cette merveille non loin d’ici, à Zurich, ville amie et
néanmoins concurrente de Genève, si j’ai bien compris !)
En fait, nous l’aimons bien, l’autoréférence. Quand nous nous rendons
compte de sa présence, dans un discours ou dans un petit fait quotidien, notre
esprit flotte un instant et nous sourions.
Ainsi ma sœur Marina, quatre ans dans les sixties,
debout sur la pointe des pieds, museau dans le lavabo, de la mousse plein les
bouclettes :
« Mais qu’est-ce que tu fais, ma chérie ? demande ma
mère, Ben, je lave le savon ! » J’étais là, j’ai assisté à la
scène, mes yeux s’embuent...
Il y avait également un miroir au-dessus du lavabo, et ce dispositif me
troublait. Je le touchais du doigt, essayant de comprendre, d’en mesurer
l’épaisseur, mais il était fixé dans le mur, enfoncé — impossible d’aller en
scruter le verso. Quand il y avait une salissure sur le miroir, une tache de
dentifrice par exemple, on pouvait voir l’arrière à demi éclairé de cette
tache... Quel mystère ! Serait-ce un objet autoréférent ?
Que se passe-t-il, en effet, quand on met face à face deux miroirs
plans1, dans une forêt sibérienne perdue, à mille miles de toute
présence humaine, juste sous cet arbre mythique connu de tous les sophistes,
lequel s’effondre sans faire de bruit ? Que reflètent-ils, ces
miroirs ?
Mais n’anticipons pas sur la suite, il nous reste encore deux bonnes
heures... oui...
C’est avec Épiménide que commence
véritablement le vertige de l’autoréférence. Quand ce dernier affirme sans se
gêner que « tous les Crétois sont menteurs » et que quelqu’un,
derrière lui, s’avise justement que notre orateur est Crétois...
Remarquez que pour moi l’autoréférence n’avait commencé ni là, ni même
autour du lavabo de ma petite sœur, mais bien dans les papeteries Catala, avec ma cousine Francine, quelques
années auparavant, fin des fifties – comme c’est loin tout ça !
Cette dernière me demanda un jour, à brûle-pourpoint :
« Nabuchodonosor, roi de Babylone, écrivez cela en quatre
lettres »
C’était la première fois qu’elle me vouvoyait. Je ne comprenais pas non
plus pourquoi elle employait un ton si sentencieux : « Écrivez
cela en quatre lettres ». Pourquoi pas : « Écris ça en
quatre lettres ! »
J’ai appris depuis à me méfier de ce genre d’énigme. Ainsi quand on vous
demande :
« Quelle est la dernière question que j’ai posée ? »,
il ne faut pas répondre : « Mais j’en sais rien, chérie, t’as vu
l’heure ?! », sous peine de passer pour un crétin...
Il y a plus subtil – enfin, à peine. Prenez un crayon et essayez
d’assembler en un seul mot les lettres qui composent « moulus net ».
Pas « moulinette » ! – « moulus, net
». « Moulus » doit être au pluriel et « net » au
singulier pour ceux qui prennent des notes au fond de la salle – bravo, il y en
trois qui suivent ! Donc former un seul mot avec les lettres de « moulus
net ». Il y a des logiciels de Scrabble qui font ça très bien,
mais je vous demande de chercher à la main,
pour voir. La solution sera donnée à la buvette, tout à l’heure, quand nous
aurons fini – si c’est toujours ouvert !
L’autoréférence nous amuse, donc, quand elle nous prend au
dépourvu. Peut-être un peu moins à haute dose, comme ce soir. Écoutez ça quand
même :
« Il y a trois types de mathématiciens : ceux qui savent compter
et ceux qui ne savent pas »
Ou alors cet avis, lu sur la façade d’une petite maison près de Munich :
« Werner Heisenberg a peut-être dormi ici ! »
Autoréférente aussi cette réflexion de Cocteau, à qui l’on demandait :
« Votre maison brûle et vous ne pouvez sauver qu’une seule
chose : qu’emportez-vous ?
– Le feu ! »
On peut lui préférer Georges-Bernard Shaw :
« Le
tableau de
Pour en revenir à Francine, ma cousine d’Afrique du Sud
désormais (nous sommes entre nous, je peux le révéler maintenant : j’étais
follement amoureux d’elle, avec ou sans Nabuchodonosor !), Francine,
donc, ne fut pas vraiment la personne qui me fit accéder sérieusement aux
délires logiques de l’autoréférence, mais bien Douglas Hofstadter,
vous vous en doutiez, qui publia en 1984 ce livre merveilleux qu’est toujours
« Gödel, Escher, Bach » ; c’est là que m’a foudroyé ce
sentiment que l’autoréférence ne pouvait être que la marque de l’humain – plus
que le langage ou le rire. C’est elle qui nous distinguait radicalement du
minéral, du végétal ou du douanier suisse ! En effet cette faculté que
nous avons à nous dédoubler, à nous mettre à la place de l’autre, à souffrir
avec lui, à nous analyser analysant – tout cela semblait éminemment humain et autoréférent.
Seize ans plus tard voici qu’Hofstadter
nous réunit ici – chapeau l’artiste !
[Fin de l’intro]
Je voudrais, pour clarifier les choses, indiquer tout de suite ce que n’est
pas l’autoréférence. L’autoréférence ce ne sont pas les dingbats,
par exemple.
Sur ces transparents, obligeamment préparés par Alain Zalmanski, que je remercie au-delà du dicible, nous
voyons cette version molle de l’autoréférence que sont les dingbats –
c’est un mot d’argot anglais qui date du début du 19e, ça voulait
dire « machin ». Il s’agit de mots-images, de mots-rébus
censés parler d’eux-mêmes. On était déjà à la limite du procédé, en classe
primaire, avec la célèbre phrase : « La pointe de la cime est
tombée dans l’abîme », laquelle indiquait où il fallait mettre et ne
pas mettre d’accent circonflexe.
Mais les dingbats que vous voyez présentés là ne plaisent
pas trop aux puristes de l’autoréférence. Moi je les aime bien... et puis je
m’en lasse après un certain temps. Eux les jugent faciles et leur reprochent
quelque chose de bien plus fondamental : les dingbats, tiraillés vers le
dessin, sortent du système. Mais de quel système ? Expliquons.
Pour que l’autoréférence fonctionne, il faut un contexte, un cadre,
un univers de base aux lois bien précises. Exemple concret : il y
avait chez André Blavier, à Verviers, Belgique, sur le mur du séjour,
une scie de Marcel Mariën. Marcel Mariën, pour le dire vite, est un surréaliste belge
et André Blavier un membre de l’Oulipo - belge également, personne n’est
parfait. La scie dont je parle est une scie à bois banale, qu’on tient d’une
seule main, mais qui présentait cette caractéristique inédite, et c’est là toute
l’astuce, que sa lame était en bois, du même bois que le manche, avec les
petites dents et tout ! L’effet est saisissant.
Pourquoi ?
Parce que cette œuvre toute simple nous présente une scie qui se serait sciée
elle-même dans une pièce de bois. L’idée de Mariën
se comprend tout de suite. Et pourquoi cette compréhension immédiate ? Parce
que nous avions, avant de voir l’œuvre, un univers de référence en tête :
celui de l’industrie du bois et de ses lois d’airain, si l’on peut dire. Mariën, par un geste d’une élégance folle a retourné
ces lois pour les appliquer à elles-mêmes.
De même pour l’énoncé : « Cette phrase comporte cinq mots ».
Il fonctionne parce que nous avons un cadre de référence – la langue française
d’abord, ses règles de grammaire ensuite, son sujet, son verbe, son complément
et les façons dont tous ces éléments d’interagissent – mais l’arithmétique
aussi, et ses lois.
Tout ceci est bien scolaire...
Pause publicité pour le livre « Wit Spirit » de
Jean-Loup Chiflet dans lequel on trouve ceci,
qui n’est pas trop éloigné du sujet :
De Mel Calman :
« J’ai dû laisser tomber le masochisme. Ça me plaisait
trop ! »
De Benjamin Disraeli :
« Monsieur le Président je retire ce que je viens de dire, à
savoir qu’une moitié du gouvernement est composée de crétins : une moitié
du gouvernement n’est donc pas composée de crétins ! »
D’un certain Bob Rubin :
« Les préservatifs ne sont pas toujours sûrs. La preuve, un de
mes amis qui en portait un a été renversé par un bus ! »
Cet aphorisme n’a rien à voir avec le sujet, mais il me fait rire...
Cette histoire-ci nous ramène au sujet, ça se passe chez le médecin,
lequel annonce brutalement à son patient :
« J’ai une mauvaise nouvelle, cher ami : vous avez la
maladie d’Alzheimer et un cancer...
– Ouf ! vous m’avez fait peur, Docteur, j’aurais pu avoir le
cancer ! »
Fin de la pause pub. Notons déjà deux choses pour la suite :
– L’énoncé en cinq mots que nous avons vu (« cette
phrase etc. »), écrit en sanskrit, ne dira rien à un francophone
unilingue, fut-il Suisse ! En revanche, la scie de Mariën sera-t-elle appréciée sous toutes les
latitudes, ou presque. Certains cadres de référence sont donc plus vastes et
plus partagés que d’autres.
– Deuxième remarque, l’énoncé « Cette phrase
comporte cinq mots », n’est pas sexy du tout ! Pourquoi ?
Parce qu’il ne boucle pas sur lui-même de façon intéressante ! Il énonce
une sorte d’évidence qui ne décoiffe personne ! Ce n’est pas le cas de
celui-ci, je pense :
« Cette phrase autodescriptive
contient exactement dix a, un b, huit c, dix d, trente-trois e, un f, cinq g,
six h, vingt-sept i, un j, un k, deux l, deux m, vingt-cinq n, dix o, huit p,
six q, treize r, quinze s, trente-deux t, vingt-deux u, six v, un w, quatorze
x, un y, quatre z, six traits d'union, une apostrophe, trente virgules,
soixante-huit espaces, et un point. »
Là, il se produira comme un frémissement —
même chez les plus blasés des baigneurs des golfes du lexique ! On
comprend vite que tous les adjectifs numéraux de cette phrase s’écrivent avec
des lettres dont la quantité rétro-agit en permanence
! Chapeau l’artiste à nouveau, qui n’est autre que Gilles Esposito-Farèse, ici
présent !
Mais
n’anticipons pas sur les exploits de ce genre, et poursuivons. Il faut donc,
pour qu’il y ait autoréférence, une référence – ça paraît évident – plus une
application en boucle de ses lois sur le corps même du délit.
Soyons concrets,
essayons de construire des objets autoréférents aussi
chic que la scie de Mariën.
Prenons un sac-poubelle,
par exemple. À quel univers appartient-il ? À celui des déchets ménagers,
des bennes à ordure et des décharges. Comment le transformer en sac-poubelle autoréférent ? Il suffit de le jeter dans lui-même. On
obtiendra ainsi une sorte de bouteille de Klein, ou de serpent qui se
mord la queue jusqu’à disparaître... Bon, ce n’est pas terrible comme exemple,
pardon ! À la limite, jeter des sacs-poubelle neufs mais défectueux dans
un sac poubelle neuf mais défectueux est plus parlant. Mais c’est une action,
ça, pas un objet autoréférent...
Essayons autre
chose, une salle de conférence par exemple. Que serait une telle salle autoréférente ? Ce serait une salle abritant des
conférences sur l’art de construire des salles de conférences. Ou alors une
salle ou l’on testerait les discours sur la façon de captiver les foules...
Bon... Ce
n’est terrible non plus. On mesure avec ces exemples que certains univers sont
plus favorables que d’autres à l’autoréférence. Et que n’est pas artiste qui
veut !
Les objets
purement autoréférents sont difficiles, voire
impossible à trouver – ce qu’avaient pressenti David Hilbert et Bertrand
Russel au début du siècle à propos des ensembles qui feraient partie
d’eux-mêmes. Mais n’anticipons toujours pas sur la suite et revenons plutôt à Marina,
avec qui j’évoquai, quelque temps après l’épisode du savon, d’autres actions de
ce type : couper des ciseaux, arroser des tuyaux d’arrosage, aspirer la
poussière d’un aspirateur, frapper des masses à coups de masse, déchiqueter des
déchiqueteuses et mettre le feu aux casernes de pompiers en toute impunité
conceptuelle : quel beau pays que celui d’enfance !
Mais le graal
de l’autoréférence éternellement circulaire, ce n’est pas un geste ou un
mouvement, c’est un objet clos, totalement défini par une fonction unique,
laquelle s’appliquerait entièrement à lui.
Voilà pourquoi
les dingbats déçoivent le puriste : ils s’échappent dans un autre
univers, ils quittent le texte brut, utilisant la béquille du dessin. Ce qui
n’est pas une tare, bien entendu, mais qui sort du sujet de l’autoréférence.
[Signalons
cependant maints métissages plus ou moins réussis de la langue et de l’illu dans le célèbre « Typoésie »
de Jérome Peignot,
publié à l’Imprimerie nationale, ou le non moins célèbre « Dactylographismes » de Pierre Etaix, chez Gilbert Salachas.]
Mais quels
seraient donc ces fameux univers plus favorables que les autres à
l’autoréférence ?
Ce sont
d’abord ceux qui mettent en œuvre la représentation, bien sûr : peinture,
photographie, arts plastiques en général, littérature – et psychanalyse,
pour ce qui est de la représentation de soi.
Un exemple
archi-connu, pour fixer les idées, la gravure d’Escher « Mains
dessinant » où l’on voit deux mains se dessinant l’une l’autre.
On est dans la représentation se représentant.
Ce sont
ensuite les univers qui touchent à la communication et, premier d’entre eux,
celui de la langue – française, pour nous ce soir.
Quelques
exemples aussi, avec quatre livres aux titres autoréférents :
Le célèbre
« Quel est le titre de ce livre ? » du logicien américain
Smullyan (expert également en analyse
rétrograde, une branche des échecs très particulière et
féconde) ;
Le roman de
Frédéric Beigbeder « 99 F »,
titre qui est aussi le prix de vente, en France, de ce livre (lequel se veut
dénonciateur d’une certaine mainmise de la réclame sur le monde) ;
Le livre de
Marcel Benabou – encore un Oulipien :
« Pourquoi je n’ai écrit aucun de mes livres » ;
Et enfin, mais
dans une moindre mesure, car on touche ici plutôt au paradoxe, le titre
du dernier livre de Stephen Jay Gould : « Et Dieu
dit : Que Darwin soit ! », titre que je ne
cesse, pour ma part, de savourer, bien que je ne sois pas créationniste pour un
sou — quelle horreur !
Il y a enfin
un univers un peu spécial, celui de la métrologie, la métrologie étant
la science de la mesure – mesure au sens MKSA, bien sûr, mètre, kilo, seconde,
ampère. On voit tout le potentiel autoréférent que
contient cet univers dans des installations comme celles de certains
minimalistes ou d’artistes tels que Robert Morris dont nous parlerons
plus tard.
Arrêtons-nous plutôt un instant sur le mot paradoxe
que nous venons d’évoquer. Nous tenons là une deuxième
limite à l’autoréférence, la première étant la sortie du système illustrée par
les dingbats. Avec les paradoxes, c’est le mal inverse : on ne
rentre pas assez dans le système. Le paradoxe, en effet, ne boucle pas
complètement sur lui-même. Il ne revient que sur une partie des prémices.
Voici quelques exemples d’aphorismes paradoxaux – j’en ai un
dictionnaire plein devant moi sur mon bureau à Bruxelles, c’est
pratique ! Ces aphorismes manquent de peu le statut autoréférent :
« Je résiste à tout, sauf à la tentation »
– Oscar Wilde.
« Avant de prendre congé de ses hôtes, Dieu
reconnut – et de la meilleure grâce du monde – qu’il n’existait pas »
– Alphonse Allais.
Ou alors le
célèbre :
« L’éternité c’est long, surtout vers la fin »
– Robert Beauvais
On mesurera ce qui sépare ces citations d’une autoréférence plus
affirmée en méditant ce qu’on appelle désormais la « Loi d’Hofstadter » :
« Les choses prennent toujours plus de temps
que prévu, même en tenant compte de la loi d’Hofstadter ».
Les paradoxes les plus connus sont celui du barbier qui rase toutes
les personnes de la ville qui ne se rasent pas elles-mêmes (solution :
c’est une femme) ; celui du condamné à mort qui sera exécuté un des jours
de la semaine, mais sans s’y attendre (solution : j’ai oublié) ;
celui de la table des matières d’un livre qui indique la page où se trouve la
table des matières (solution : où est le paradoxe ?) ; celui du
prisonnier qui doit énoncer quelque chose devant un jury – si cet énoncé est
vrai il sera pendu, si l’énoncé est faux il sera précipité du haut d’une falaise
dans cette salle (réponse : il faut dire « Je serai précipité dans
le festival In-Folio ») ; celui des
jumeaux de Langevin (réponse : tu n’avais qu’à porter deux Swatch !) ;
celui de l’erratum, glissé sous la couverture d’un livre, qui porte la phrase :
« Lire, sur le feuillet glissé sous la couverture du livre, Errata
au lieu d’Erratum » ; celui du cheval à un franc qui est rare et
donc cher ; celui du biographe royal qui met deux ans à raconter deux
jours de la vie de son roi ; celui de la tortue de Zénon qui tire
des flèches dans le talon d’Achille tout en coupant les espaces en
quatre ; celui du plus petit paradoxe ne pouvant être exprimé en moins de
quinze mots ; celui de l’avocat qui paye son stage en gagnant un procès
contre l’avocat un peu naïf qui l’avait formé ; celui des émeraudes vleues qui ont de grands pieds et des émeraudes berthes ;
celui, enfin, du métastratège qui vote modéré au
trois tours de scrutin sans visionner la cassette qu’il a rangée dans son
tiroir...
Tous ces paradoxes sont connus, mais ils étourdissent moins les puristes
que les singularités autoréférentes...
Mais avant de poursuivre, faisons un détour par le trompe-l’œil,
qu’illustre somptueusement le livre homonyme de Miriam Milman,
publié ici même à Genève — on n’en sort décidément pas — par Skira en 1982.
Toute histoire du trompe-l’œil commence par le merveilleux récit de Zeuxis
qui peignit un jour un jeune homme portant des raisins. Des oiseaux, abusés par
la fidélité de la peinture, s’approchèrent de la toile pour becqueter les
fruits. Pourtant Zeuxis considérait qu’il avait échoué dans son projet.
Certes les oiseaux avaient été attirés par les raisins, mais ils n’avaient pas
été effrayés par le jeune garçon qui les portait – sic transit gloria Zeuxis...
Ce qui est en jeu dans cette anecdote, c’est la fidélité au réel. Le
spectateur humain des raisins de Zeuxis sait bien qu’il n’est pas en
présence de vrais raisins, mais il connaît les règles de la représentation, il
les a acceptées et il jouit tranquillement de la scène qu’on lui présente, en
communion avec le peintre.
Le trompe-l’œil, lui, a une autre ambition. Il veut surprendre le spectateur et le
faire douter immédiatement. Au point d’attirer sa main vers la surface du
tableau...
Ainsi en est-il d’un nombre incalculable de
fausses fenêtres peintes dans nos villes sur de vrais murs. Ou de cette immense
bibliothèque conçue par Jacques Jouet sur une façade aveugle à Paris.
On peignit très tôt, à l’intérieur des palais grecs et romains, de
fausses colonnades donnant sur d’idylliques paysages
de campagnes, de fausses niches dans les
murs avec de fausses étagères encombrées de faux bibelots, puis de faux balcons
et de faux plafonds surchargés d’éléments d’architecture baroques saisissants.
C’était la foire du Trône, lunettes polarisées sur le nez et Flesh for Frankenstein dégoulinant de
partout. Un coup de 3D abolira-t-il jamais le hasard ?
Mais ce qui se rapproche le plus de notre propos, ce sont les peintures
de chevalet qui jouent avec l’univers de la peinture. Inutile de mentionner Magritte,
vous aviez tous pensé déjà à sa non-pipe, à ses miroirs qui
non-reflètent, à ses non-clair-obscurs.
Non, je voulais évoquer les peintures qui représentent le dos d’une
toile ! – avec tout ce que cela suppose de canevas grisâtre, de châssis et
de lattes de bois, de cachets divers, plus ou moins effacés, et de marques à la
craie. Une telle toile, posée négligemment au pied d’un mur, invite le
spectateur à la retourner pour en voir le recto : las, c’est son embarras qu’il
trouvera !
Eh bien ce genre de trompe-l’œil (comme d’ailleurs ces autres chefs-d’œuvre
que sont les faux trompe-l’œil, mais ceci
nous entraînerait trop loin), ces trompe-l’œil donc, aussi réussis soient-ils, ne sont pas, à proprement parler, autoréférents. Ils interrogent certes notre rapport au réel
et à sa représentation, mais ne parlent pas vraiment de cet absolu logique que
serait une autoréférence totalement désincarnée. Existe-t-elle
d’ailleurs ? La partie peut-elle être égale à son tout ? N’anticipons
toujours pas et reconnaissons que tout ceci commence à peser des tonnes...
Il était prévu que l’on évoquât ici les
fractales, les attracteurs étranges, le persil, la découpe au cutter des côtes
du Finistère, le chou-fleur local, les effets de manche des papillons
brésiliens – bref la self-similarité chère à Mandelbrot : eh
bien non, nous n’avons pas le temps ! Livrons plutôt quelques pépites, à
contenu autoréférentiel, tirées du livre
« Ma Thémagie » de l’irréfragable Hofstadter – pépites mêlées d’un peu d’or tamisé sur
Ce qui est mis en scène, ici, c’est l’univers de la communication à
travers la langue.
Deux autoréférences classiques du
conférencier :
« Avant de commencer à parler, je voudrais
dire ceci... »
« Vous n’avez encore rien
entendu... »
Un père à son
fils :
« Désobéis-moi ! »
De Douglas Hofstadter
et ses potes :
« Cette phrase pas de verbe »
« Cette phrase ne vous rappelle-t-elle pas Agatha Christie ? »
« Cette phrase va se terminer en moins de temps qu’il ne faut pour
le
« Je suis la littérale traduction d’une anglaise phrase »
Traduits, justement, par celui qui vient de dire « traduits,
justement, par celui qui vient de dire » – et ce avec plus ou moins de
fidélité –, voici quelques conseils
que prodiguait William Safire à un jeune
écrivain :
1. Ne pas utiliser la forme négative
2. Former correctement les
pluraux
3. Accorder en nombre les verbes avec son sujet
4. Pas trop de verlan dans la chebou des
keums, meufs et autres keupons
5. Une bonne ponctuation
favorise. La lecture.
6. Les membres de la phrase
inverser le moins possible
7. Vérifier soigneusement en
seconde lecture qu’aucun ne manque
8. Retenir que les deux règles
pour avoir du succès sont :
- petit (a) : ne jamais dire tout ce que l’on sait
- petit (b) :
Quelques classiques en vrac à présent :
« La nostalgie n’est plus ce qu’elle était »
« Toutes les généralisations sont abusives »
« Je t’ai dit un million de fois de ne pas exagérer »
« Si quelqu’un t’aime, aime-le en retour
sans condition »
« Je déteste, abhorre, abomine et maudis les synonymes »
« Je ne suis pas superstitieux, ça porte malheur »
« Fusillez les extrémistes ! »
« Je suis un ultra-modéré »
L’énoncé de Queneau, si abondamment pastiché ce soir, pourrait
donner :
« Vu qu’elle n’était pas destinée à ennuyer le monde, cette phrase
a été supprimée du programme ».
Et puis il y a les mots autoréférents
habituels :
« polysyllabique, lu, tétrasyllabe, hiatus,
court, français, mot... »
Sur une idée de Pascal Kaeser, on pourrait également réciter le
petit poème dada suivant :
« Intraduisible : unübersetzbar,
untranslatable, intraducible,
onvertaalbaar, amétaphrastos,
lefordithatatlan, othidanlegr,
onyakù-denikaï, tercüme édilemez, intraducibile, uoversettelig... »
C’est presque du Kosuth, mais
n’anticipons pas !
Tiens, à
propos de langues, vous aurez certainement perçu déjà la charge autoréférente et paradoxale de ces affichettes qu’on voit
parfois à l’étranger :
Man spricht Deutsch
English spoken
Si parla
italiano
On parle français
Elles me
rappellent cette confidence d’une copine :
« Après 12 ans de thérapie, mon psychiatre m’a dit quelque chose
qui m’a fait venir les larmes aux yeux : ‘No hablo
francès’ »
On trouve aussi sur
Question (1) : La
première question dont la réponse est B est :
[A] : la question 1
[B] : la question 2
[C] : la question 3
[D] : la question 4
[E] : la question 5
Question (2) : Les deux
seules questions consécutives ayant des réponses identiques, sont les questions :
[A] : les questions 6 et 7
[B] : les questions 7 et 8
... etc.
Il y en 20 commence ça, à rendre zinzin Martin
Gardner soi-même. La dernière dit ceci :
Les QCM sont à l’intelligence ce qu’un baromètre est à :
[A] : la température
[B] : la vitesse du vent
[C] : la latitude
[D] : la longitude
[E] : toutes les réponses ci-dessus
Complètement ouf !
Pascal Kaeser, que j’évoquais tout à l’heure, connaît ma passion
pour l’autoréférence. Il m’a fait parvenir ceci – il s’agit d’un livre qu’il a
sauvé d’un incendie. C’est « Fahrenheit 451 », de Ray Bradbury,
complètement calciné ! Merci Pascal !
Et ceci nous conduit tout naturellement aux rapports qu’entretiennent
autoréférence et arts plastiques.
Comme j’ai peur d’ennuyer le monde avec ma prose, je vais plutôt céder
la parole à un livre qui fait le tour de la question et qui est dû à Christophe
Genin. Il s’intitule, évidemment, « Réflexions de l’art ».
C’est publié chez Kimé, à Paris, et ça date
d’il y a deux ans... Donc, après avoir évoqué le long travail de la logique
mathématique et mentionné au passage des noms aussi prestigieux qu’Aristote,
Occam, Russell, Quine, Möbius, Tarski, Gödel,
Cantor, Épiménide, Frege, Wittgenstein
et Poincaré, l’auteur explique, page 53 :
[ . . . page 53 . . .]
Plus loin, page 123, l’auteur se pose la question de comment
l’autoréférence est passée en art. Après avoir fait de Lewis Carroll le
père des confluences autoréférentes de la logique et
de l’esthétique, Genin
cite longuement Borges, ses Fictions et son Jardin aux
sentiers qui bifurquent, pour arriver ensuite au groupe Art &
Language et à Kosuth,
justement. Je cite :
[ . . . page 130 . . .]
Et c’est là que je voulais en arriver aussi, à l’art conceptuel qui
est, pour moi, un Jardin merveilleux aux chemins qui trifurquent
– comme dans cette œuvre de Kosuth, « One and three chairs », où l’on voit une chaise placée entre sa reproduction
photographique et la définition agrandie dans le dictionnaire du mot chaise.
De même pour l’installation « One and eight
– A description » qui date de 1965 -, ma cousine Francine et
moi avions 13 ans, on n’écrivait plus ceci en quatre lettres, mais bien
autre chose, bref ! – installation de Joseph Kosuth,
donc où l’on lit : « Neon electrical light english glass letters red eight »
– soit « une lumière électrique en néon rouge composée de huit mots
anglais en lettres de verre ». Outre que ce qui est donné à voir – comme
disent les critiques d’art – est très séduisant (le rouge intense, la
vibration, le son sourd du transfo caché quelque part, l’irréalité de la scène
dans la galerie), le concept logique tourne à plein. En effet chaque mot peut
qualifier et décrire tous les autres, séparément, ensemble et lui-même. Ainsi
« rouge » qualifie-t-il le huit, les lettres, le néon, la
lumière, l’électrique, le verre, le mot « anglais », le mot
« rouge » itself et toute la
proposition. Il en va de même pour tous les autres termes : un pour huit,
huit pour un ! C’est de l’art comme idée comme idée tel que le
définit Kosuth lui-même. (La même pièce en
blanc est visible ici.)
Il y a encore deux pièces dont je voudrais parler, puis on passera à
autre chose.
D’abord cette boîte cubique en bois de Robert Morris,
sa seconde œuvre (1961),
Ensuite un autre cube,
celui de Michelangelo Pistoletto, dont les six
faces sont autant de miroirs retournés, présentant donc leur tain au
spectateur. Le titre « Metrocubo d’infinito » se passe de commentaire et me donne la
chair de poule rien que d’y penser...
Car tout le mérite de l’autoréférence en art, c’est de laisser justement
du champ au visible, à l’audible, au sensible. Il y a quelque chose à percevoir
dans la proposition autoréférente plastique, quelque
chose à quoi se mesurer, un matériau, une lumière, une idée faite objet, une
histoire personnelle. Et c’est par cette brèche qu’entre le plaisir. Comme
toutes les brèches et tous les plaisirs, non ? – Pardon cousine, je ne
dirai plus rien !
Je me souviens d’une expo confidentielle, il y a un an à Bruxelles,
où Bernard Gigounon et
Bernard Mulliez avaient occupé les étages supérieurs d’une maison abandonnée.
Vous déambuliez de pièce en pièce avant de caler devant une porte entrebaîllée. La curiosité poussant, vous essayez d’entrer,
mais la porte résiste, ne vous autorise qu’à vous pencher à mi-corps vers
l’intérieur. C’est alors que vous distinguiez cet objet unique, entre quatre
murs lépreux : une vieille chaise en bois laqué, munie d’étriers de fer,
dossier penché vers l’arrière – un cabinet médical. Vous compreniez alors comme
en flash que c’est de vous que cette pièce était en train d’accoucher, petit
homme expulsé dans un monde en ruine, coincé dans le chambranle de la porte,
regardant d’où il vient. Pas mal, cette œuvre, vraiment ! – et métaphore
peut-être aussi de la création artistique !
Il y a encore un univers propice à l’autoréférence, c’est celui de la métrologie,
comme évoqué tantôt.
Ici aussi les œuvres conceptuelles abondent. De la « Map
of itself » d’Art & Language, simple grille de lignes
orthogonales tracées sur un bout de papier, à la « Map
to not indicate Canada, James Bay,
Ontario... » des mêmes, en passant
par cette autre réalisation de Robert Morris, « Metered
Bulb », une ampoule électrique brûlant au-dessus d’un compteur, lequel
compteur enregistre l’énergie consommée, lequel enregistrement est lisible
grâce à la lumière produite...
Car qu’est-ce que mesurer, compter, peser,
chronométrer, sinon ramener le monde à une série d’unités conventionnelles. La
coudée, l’empan et le pied, le pouce et le yard nous montrent encore en
filigrane un petit homme-unité en prise avec la nature. Puis vient le temps de
l’universel et de ses calculs froids : le zéro, le un, une loi d’addition,
quelques signes – vogue la galère symbolique pour le pire et le meilleur !
Tiens, en fait de galère, arithmétique
celle-là, essayez ceci :
Donnez à « a » la valeur 1, à
« b » la valeur 2, à « c » la valeur 3, etc. jusque
« z », 26. Pesez ainsi les mots au hasard, en additionnant leurs
lettres. Croyez-vous que certains mots, ou certaines expressions puissent peser
leur propre énoncé ? Oui, et deux cent vingt-deux, est le plus
simple d’entre eux. Il pèse, avec cette convention, 222. Il y a deux autres
nombres qui font ça, que nous vous laisserons la joie de trouver – avant
d’explorer d’autres langues... et d’autres conventions...
Considérez par exemple l’énoncé suivant, écrit
en morse :
« Quarante-trois points et vingt-neuf
traits ». Vous verrez, le compte est bon, la phrase utilise bien 43
points et 29 traits quand on l’écrit en morse !
De même pour ceci, écrit en braille :
« Cinquante-six points »...
Quant à ce transparent, préparé par Nicolas Graner,
que je remercie aussi au-delà du dicible, il est... transparent, non ? Je
vous le lis :
« Ceci n’est pas une phrase autodescriptive mais une simple juxtaposition de 1368
taches d’encre ».
Ainsi en va-t-il aussi de ces pangrammes autoréférents, esquissés plus haut, dont tous les comptes
reviennent. Ils sont l’œuvre de Gilles et Nicolas
toujours, redoutables programmeurs de méta-bricoles paralipiennes.
(Un pangramme, rappelons-le, est un énoncé
comportant, au moins une fois, chaque lettre de l’alphabet.)
« Ce pangramme autodescriptif en hommage à Douglas Hofstadter,
Lee Sallows, Jacques Pitrat,
Nicolas Graner et Éric Angelini contient exactement dix-sept a,
un b, onze c, huit d [etc., j’abrège] ... et cinq z. »
Gilles a même réalisé
l’exploit d’écrire un pangramme lipogrammé
en « e » que Perec aurait sûrement intégré à sa Disparition
s’il l’avait connu. Écoutez, je le lis entièrement, c’est du Bach pour
moi !
« Trois a, un b, trois plus un c, trois
plus un d, un f, cinq g, trois plus un h, vingt-six i, un j, un k, huit l,
trois m, vingt-trois n, dix o, huit plus un p, trois plus un q, huit plus un r,
vingt-trois moins un s, dix plus six t, vingt-cinq u, cinq v, un w, six x, un
y, un z, mais pas d' ... »
Voici, en passant, quelques énoncés minimum qui se décrivent complètement :
« Cinq c, cinq i, cinq n, cinq q »
En
italien :
« sette
e, tre r, tre s, sette t »
Pour l’allemand, Gilles et l’orateur actuel ont trouvé 50388
phrases dénombrant les 14 lettres qui les écrivent. Sont-elles les plus courtes
possibles dans cette langue ? Chi
lo sa ! Voici la première d’entre elles par
ordre alphabétique :
« Acht
a, acht c, acht e, acht h, acht i, acht n, acht t, ein b, ein d, ein f, ein g,
ein j, ein k, ein l ».
Et voici autre chose, vous allez comprendre,
c’est une jolie idée de Howard Bergerson :
« Dans
cette phrase le mot dans apparaît deux fois, le mot cette apparaît deux fois,
le mot phrase apparaît deux fois, le mot
le apparaît treize fois, le mot mot apparaît treize
fois, le mot apparaît apparaît treize fois, le mot
fois apparaît treize fois, le mot treize apparaît cinq fois, le mot cinq
apparaît deux fois, le mot deux apparaît sept fois, le mot sept apparaît deux
fois et le mot et apparaît deux fois. »
Bien, ça suffit, je crois qu’on a compris !
[***LITTERATURE***]
La littérature,
elle, a célébré depuis belle lurette les noces consanguines de son art et de
l’autoréférence.
Le
dictionnaire, déjà, n’est-il pas l’objet autoréférent
par excellence :
« Pomme :
fruit du pommier. Pommier : arbre portant des pommes »
Et puis les
jeux qui font se croiser le scripteur, le narrateur, le héros du récit ou le
lecteur ne sont-ils pas vieux comme l’écriture et la mise en abyme ? Vieux
comme les conteurs qui mimaient pour leur public tous les rôles des mythes
fondateurs ?
On ne compte
plus les poèmes, classiques ou non, chantant la composition poétique, les
haïkus parlant des haïkus et les limericks des limericks. Allez, un petit haïku
en anglais pour la route :
« This is a haiku,
this is the
middle of it
and this is
the end »
Raymond Roussel
a écrit dans «
Perec a
rédigé un autre texte célèbre, en forme de lent panoramique circulaire,
bouclant à 360° sur l’espace de son bureau – bureau qui le voit justement
écrire le texte qu’on vient de lire.
Et la
bibliothèque, avec ou sans catalogue de catalogues, n’est-elle pas la métaphore
de l’épistémologie, donc de l’autoréférence écrite et imprimée ?
Bref, les
romans parlant de leur fabrication même, directement ou indirectement, sont
légions. Le genre littéraire relativement récent de l’autofiction
éclairera peut-être d’un jour nouveau ces choses très anciennes. Dont font
partie bien sûr les journaux intimes d’écrivains qui rapportent leur angoisse
de la page blanche.
[***CONCLUSION***]
En tout état
de cause, une chose semble sûre à mes yeux après tout ce parcours :
l’autoréférence ultime, tournant per se en une sorte de tautologie
infinie, n’existe pas.
Vous
connaissez sûrement ce bristol sur lequel on lit :
« Retournez
ce carton et vous découvrirez le secret du mouvement perpétuel »
Quand on
retourne ledit carton on lit évidemment :
« Retournez
ce bristol et vous découvrirez le secret du mouvement perpétuel »
Eh bien
l’autoréférence absolue est aussi intéressante que ça – soit peu de
chose ! Et c’est tant mieux finalement, car c’est peut-être dans ce
non-recouvrement réflexif que se loge ce qui nous reste d’humanité.
Étrange chemin
donc, que celui que nous venons de suivre. Partant de l’idée que
l’autoréférence est la marque décisive de l’humain – par la conscience
que l’homme a de soi au monde, seul dans son cas, semble-t-il, des trois règnes
connus -, nous en sommes arrivés à dire que l’autoréférence ultime serait en
réalité la marque de l’inhumain – dernier paradoxe...
Voilà,
j’aurais voulu vous parler encore des Ménines de Velasquez, des
« Brushstrokes » de Roy Lichtenstein,
des « Ecritures sur l’Art » de Ben, ou du 8 1/2 de Fellini,
ainsi que du paranoïaque (car ce dernier illustre bien la circularité
perverse de l’autoréférence pathologique ; le paranoïaque est en effet
persuadé que l’on complote contre lui : si on lui dit qu’il se trompe, il
pense qu’on veut endormir sa méfiance — et si on ne lui dit rien, ça renforce
son soupçon qu’il se trame quelque chose !).
Voilà où peut
mener la fréquentation trop assidue des phrases qui comportent cinq mots –
pardon, seize !
Il y aurait
bien d’autres choses à dire encore sur la psychanalyse, la conscience, les
rêveurs qui rêvent qu’ils rêvent — mais nous n’avons plus le temps. Achevons
ici. Merci à tous ceux qui m’ont aidé par leur trouvailles, et une pensée à ma
cousine Francine, si sexy, qui m’inocula le virus de la nabuchodonosorite.
Quant à
« moulus net », puisqu’on me fait signe que la buvette est
maintenant fermée, il fallait le transformer en « un seul mot »,
bien sûr...
Quelle est la
dernière question qui fut posée dans cette salle ? Je n’en sais rien...
Quelqu’un peut-il répondre ?
__________
1 « En regardant dans le miroir, je ne verrai rien. Les gens disent
toujours que je suis un miroir – si un miroir regarde dans un autre miroir,
qu’est-ce qu’il peut bien voir ? » [The Philosophy of
Andy Warhol (From A to B and Back Again), (New York, HBJ, 1975) –
Flammarion, 1977, pour l’édition française]
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