[Bestiaire
ébloui des lexies tératoïdes]
Chapitre
51
Le nombre de Touareg
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Dans notre quête des graphies bizarres,
nous nous sommes récemment posé la question suivante : quels sont les mots
qui changent le plus quand on les met au pluriel ? Œil qui fait yeux
semble un bon candidat.
Cette question anodine ouvre des portes
insoupçonnées (sur le pluriel des noms composés par exemple), mais tentons
d’abord de définir scientifiquement ce que signifie changer, pour un mot...
En premier lieu, on essayera la méthode
suivante : écrire un mot et son pluriel l’un au dessous de l’autre en les
alignant à gauche. Exemple :
table
tables
On compte à présent, par simple
comparaison des caractères de même rang, le désordre produit par la marque du
pluriel. Ici, le résultat est clair et vaut 1 : un espace blanc s’est
transformé en s – le reste n’ayant pas varié. Essayons d’augmenter le
désordre dû au pluriel :
cheval
chevaux : désordre égal à 2
ail
aulx : désordre égal à 2
oeil
yeux : désordre égal à 3 (on ne tient pas compte de la ligature œ)
laquelle
lesquelles
?
Ouh là! Le
désordre triple d’un coup pour atteindre 9 ! Il y a quelque chose qui ne
va manifestement pas ! Nous sentons confusément que le désordre ne peut pas
être aussi élevé. De même pour d’autres mots du même type auxquels on pense
rapidement :
ladite/lesdites,
ledit/lesdits, dudit/desdits, lequel/lesquels, duquel/desquels, auquel/auxquels
Ce sont les marques intercalaires du
pluriel qui viennent perturber la belle mécanique de l’alignement à gauche. Il
faut donc mesurer le désordre autrement.
Deuxième essai : écrire singulier et
pluriel l’un au-dessus de l’autre, comme auparavant, mais de manière à placer
en vis-à-vis un maximum de lettres identiques. Le couple de tout à
l’heure devient alors:
>laquelle<
lesquelles
... où les blocs quelle sont
alignés, ce qui n’occasionne plus que 4 points de désordre. C’est
mieux, mais ce n’est pas encore ça, car viennent très vite à l’esprit de
nouveaux couples :
mademoiselle/mesdemoiselles,
madame/mesdames,
monsieur/messieurs,
monseigneur/messeigneurs/nosseigneurs
bonhomme/bonshommes
...mais surtout gentilhomme/gentilshommes
lequel produit, au minimum, 7 points de désordre !
Le désarroi du chercheur tourne à la
déprime quand surgit l’hydre du pluriel des noms composés, pont aux ânes le
plus ardu des cours de grammaire – au point que dictionnaires et experts se
contredisent. Ainsi notre méthode d’alignement en vis-à-vis sera-t-elle battue
en brèche par :
>grand-oncle
grands-oncles (7)
ou :
>station-service
stations-service (8)
et
surtout :
>belle-petite-fille
belles-petites-filles (désordre de 14 dû aux deux s
intercalaires !).
La réforme de l’orthographe proposée par Michel
Rocard ne résout pas le problème : elle ajoute même du désordre aux stations-service
lesquelles, après rectification, prennent un s final supplémentaire.
Même problème pour le gentleman-farmer et les gentlemans-farmers rectifiés (9 points de désordre au lieu de 2
pour gentlemen-farmers). Il est vrai que le pluriel des mots étrangers
vient biaiser notre méthode d’évaluation — mais les jours des prime donne
et des jazzmen semblent comptés, comme leurs lieder et soli...
Avant disparition, mentionnons les
pluriels étrangers (ou régionaux) suivants (accompagnés, entre parenthèses, de leur coefficient de désordre) :
Bagad, bagadou (2, c’est une formation musicale en
Bretagne),
erg, areg (3, région du Sahara couverte de dunes),
fest-noz, festoù-noz
(6, fête bretonne
traditionnelle),
goy, goyim
(2),
kibboutz, kibboutzim
(2),
ksar, ksour
(3, lieu fortifié, en Afrique
du Nord),
lady, ladies
(3),
land, länder
(3, les régions, en Allemagne),
oued, ouadi (2),
penny, pennies,
pence (2 ou 3),
quantum, quanta
(2),
stimulus, stimuli
(2),
tchervonets, tchervontsy (3, ancienne monnaie russe).
Laissons le mot de la fin au touareg,
dont nous savons qu’il est le pluriel de targui – un targui, des touareg – soit un désordre record de 6 (comme pour le festoù-noz breton). Las,
les hommes bleus sont francisés au singulier désormais : on écrit (et on
entend) un touareg, des touaregs. La loi du nombre est souvent dure...
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Petite mise à jour de janvier 2007.
Il semble que ces notions de distance
entre deux chaînes de caractères aient été prises en compte depuis longtemps
par les mathématiciens, les biologistes moléculaires, les théoriciens du
signal, etc.
Présentons rapidement la « distance
de Levenshtein ».
Elle se mesure un peu comme ci-dessus mais en définissant le désordre de
manière plus rigoureuse. Comptent ainsi pour un point de désordre :
- la suppression
d’une lettre
- l’insertion
d’une lettre
- la substitution
d’une lettre par une autre
La DL (distance
de Levenshtein) entre LOIR et NOIR est donc de 1
(substitution L/N). Entre LOIR et LOIRE de 1 également (insertion). Entre
NOIR et LOIRE de 2 (combinaison des manœuvres précédentes). Entre
NOIR et BLANC de 5 (4 substitutions + 1 insertion). Entre
TCHERVONETS et TCHERVONTSY de 2 [et non de 3 comme
ci-dessus : 1 suppression (le deuxième E) et 1 insertion (le Y final). Entre
FEST-NOZ et FESTOÙ-NOZ de 2 (au lieu de 6)]
La jolie applet présente sur ce site-ci permet de
calculer ces distances. Grâce à elle nous avons vu qu’entre QUATRE et HUIT la
distance valait 4 ; entre QUATRE et DIX, 6 ; entre CINQ et NEUF,
4 ; entre SIX et QUATORZE, 8 ; entre SEPT et ONZE, 4 ; entre
SEPT et DOUZE, 5 ; entre SEPT et QUATORZE, 7 ; entre HUIT et DOUZE,
4 ; entre HUIT et TREIZE, 5 ; entre HUIT et QUATORZE, 6 ; entre
NEUF et QUINZE, 6 ; entre DIX et QUINZE, 5 ; entre ONZE et DIXHUIT,
7 ; entre DOUZE et DIXSEPT, 5 ; entre DOUZE et DIX-HUIT, 6 (car
le trait d’union joue le rôle d’un caractère ici) ; entre DOUZE et
VINGT-TROIS, 11 (grâce au trait d’union, toujours) ; entre
TREIZE et VINGTETUN, 8 ; entre TREIZE et VINGT-DEUX, 9; entre QUATORZE et
VINGTDEUX, 8 ; entre QUATORZE et VINGT-TROIS, 9 ; entre QUINZE et
VINGTDEUX, 7 ; entre QUINZE et VINGT-QUATRE, 9 ; entre SEIZE et
VINGT-CINQ, 9 ; entre DIXSEPT et VINGTCINQ, 8 ; etc.
On pourrait fabriquer la suite finie
d’entiers suivante, dont les différences (arithmétiques)
absolues et les DL sont identiques (22,
35 et 39 écrits avec trait d’union) :
Chaîne d’entiers : 5 9 15
10 4
8 12 7
14 8 13
22 30 35
39
Différences abs. et
DL : 4 6
5 6 4 4 5 7
6 5 7
8 5 4
Peut-on aller plus loin ? Trouver des
chaînes plus longues ? – Que produiront les autres langues ?
Selon la DL, aucun mot de cette page, mis
au pluriel, n’aura de désordre supérieur à 3. Trouverez-vous ailleurs un mot
qui fasse 4 ou plus ?
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Nous nous sommes également posés une autre
question : peut-on illustrer un pluriel par toutes les finales alphabétiques
possibles (du a de
quanta, au z de nez, en passant par le m des Te Deum et le n
des quatre-cent-vingt-et-un) ? Loin de nous l’idée de faire
mentir Grevisse qui, en sa douzième édition du Bon Usage,
déclarait au chapitre sur la marque du nombre : « La plupart des noms
forment leur pluriel dans l’écriture par l’adjonction d’un s à la forme
du singulier », non, considérons cet exercice comme un simple clin d’œil
en hommage au maître.
La réforme de 1992, justement, ne
règle-t-elle pas le problème en autorisant le s final presque partout
(mots étrangers comme mots composés) ? Certes, mais la réforme ne déclare
pas hors-la-loi les anciennes graphies — elle les tolère, pariant que l’usage
les périmera doucement...
Voici, en sursis d’oubli, la preuve qu’un
pluriel peut se terminer par n’importe quelle lettre de l’alphabet :
[pluriel en A]
:
des alpha, bêta, delta, êta, iota, kappa,
lambda, oméga, sigma, thêta et zêta (lettres grecques), des décrochez-moi-ça, des errata, des
fa et des la (musique), des
marie-couche-toi-là, des mea culpa fada et des quanta ;
[B] :
des
culs-de-plomb snob (fonctionnaires), des larmes-de-Job (plantes herbacées) et des tire-plomb (appareils servant à produire le plomb
destiné aux vitraux) ;
[C] :
des
bric-à-brac, des jean-le-blanc (rapaces), des tire-au-flanc mastoc et des pète-sec chic ;
[D] :
des cous-de-pied, des colin-maillard, des hale-à-bord standard
(cordages), des
hors-bord, des lève-tard, des œils-de-crapaud (pièces d’or) et des pisse-froid ;
[E] :
onze chasse-neige,
douze coq-à-l’âne, treize face-à-face, quatorze quatre-de-chiffre (pièges), quinze tête-à-queue,
seize tête-à-tête, trente va-de-la-gueule et mille volte-face ;
[F] :
des
arrête-bœuf (plantes
épineuses aux racines rampantes), des œils-de-bœuf, des boit-sans-soif,
neuf gram-positif kif-kif, des plouf ! des
saute-au-paf waterproof (jeunes
dames légères et insubmersibles) ;
[G] :
des
demi-sang, des pur-sang et des sous-seing shoking ;
[H] :
des aleph (première lettre de l’alphabet hébraïque,
mais aussi des beth, daleth,
samekh et resh), des
djich (troupes de
partisans en Afrique du Nord), des granny-smith, des joseph bath (papiers qui font plaisir), des
photos-finish kitsch et des stockfisch (morue séchée), pouah !
[I] :
des après-midi riquiqui, des casus belli,
des hors-la-loi, des je-ne-sais-quoi, des khi, phi, pi, psi et des xi (lettres grecques), des mi
et des si (notes), des
moi, toi, lui, des missi dominici (inspecteurs royaux sous Charlemagne), des quant-à-soi et des
vox populi pardi !
[J] :
des bordj (en Afrique du Nord, villages fortifiés
invariables) ;
[K] :
des
feed-back, des five-o’clock et des robes
new-look ;
[L] :
des
brise-soleil (et des
pare-soleil), des clins d’œil cool et des poche-œil (ecchymoses), des sept-œil (poissons) et des trompe-l’œil, des
fil-à-fil (tissus), des
guide-fil et des mange-mil (passereaux
d’Afrique) ;
[M] :
des
brûle-parfum, des coupe-faim et des crève-la-faim, des mate-faim
(galettes) et des
meurt-de-faim, des hassidim (juifs pieux), des
requiem, des Te Deum et des vade-mecum ;
[N] :
des epsilon
(des omicron et des upsilon), des
has-been zen, des langues-de-chien (plantes vénéneuses) et des tue-chien (colchiques), des
quatre-cent-vingt-et-un et des tout-en-un (encyclopédies) ;
[O] :
des rho (ou des rô, grecs), des do (sonores), des ex-voto, des ex aequo, des motu proprio (actes volontaires), des
statu quo et des stop-and-go (politiques
économiques allant par à-coups) ;
[P] :
des aides-de-camp, des dents-de-loup
(crochets de boucher), des gueules-de-loup (tuyaux coudés en aluminium qui surmontent nos cheminées) et des make up cheap, des pets-de-loup (vieux universitaires), mais
aussi des pieds-de-loup (plantes), des sauts-de-loup
(fossés), des têtes-de-loup (balais) et des vesses-de-loup (champignons) ;
[Q] :
des cinq,
des pieds-de-coq (tissus) et des crêtes-de-coq (sainfoin) ;
[R] :
des
belles-à-voir super (roses), des
belles-d’un-jour (lis), des bonheurs-du-jour (bureaux) et des boutons-d’or, des deleatur (marques typographiques signalant un
passage à supprimer), des exequatur tape-dur (décrets comminatoires), des faire-valoir et des revenez-y-voir
(bagatelles) ;
[S] :
alignerions-nous exprès
tous ces pluriels singuliers ?
[T] :
sept
faire-part hot, huit œils-de-chat (corindons), vingt œils-de-serpent (en bijouterie, pierres de peu de valeur), et
moult langues-de-chat (biscuits), des dessus-de-lit, des dessous-de-plat, des sauve-qui-peut,
cent têtes-de-chat (balais) et des
lève-tôt ;
[U] :
des
m’as-tu-vu vison-visu (face-à-face), des
mu, des nu et des tau (grecques), des
prie-Dieu, des sans-le-sou trotte-menu, des têtes-de-clou
(caractères typographiques
usés)
et des têtes-de-moineau (variété de charbon) ;
[V] :
des Louis XV
(chaussures), des
sicav, des popov (soldats russes), des
P.-V. et des U.-V. ;
[W] :
des happy
few et des know-how ;
[X] :
deux faux
bijoux, six cailloux roux et dix choux doux ;
[Y] :
des
fair-play, des Montmorency extra-dry (cerises), des liberty sexy (tissus) et des revenez-y groggy (souvenirs) ;
[Z] :
des fez, des
gaz, des nez, des raz, des rez, des riz et des ruz (vallées).
Ouf ! Un verre d’eau ! (des
haltères).
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