[Bestiaire ébloui des lexies tératoïdes]

Chapitre 45

Charades, lettres, scalpels

 

__________

 

 

Mon premier porte du bois,

mon second des plumes

et mon tout des écailles.

 

Ou alors :

 

Les élégantes portent mon premier,

les moutons mon deuxième

et le parapluie mon tout.

 

Et enfin :

 

Mon premier marche,

mon second nage,

mon tout vole.

 

Vous aurez reconnu sans peine le cerf-paon, la bas-laine et l’âne-thon chers à notre enfance.

 

La charade, car c’est d’elle qu’il s’agit bien sûr, prit son essor au XVIIIème siècle — mais fut toujours considérée par les amateurs de jeux de lettres comme l’un des passe-temps les plus bêtes ! (Ampère, pourtant, est conçut le hanneton ci-dessus). Dans son célèbre L’art de la charade à tiroirs (Livre de Poche n°3431), Luc Etienne évoque cet exercice « dont certaines réalisations simples, remarquablement stupides, peuvent présenter de l’intérêt pour l’homme de science ». Il leur oppose le type « à tiroir », beaucoup plus subtil, tout en reconnaissant quelque mérite à des compositions du genre :

 

Mon premier est bavard,

mon second est un oiseau,

mon troisième est en chocolat,

mon tout est un dessert délicieux (solution en fin de chapitre).

 

Pierre Genix, lui, est à l’origine des charades auto-descriptives :

 

Mon premier compte exactement quarante-cinq lettres,

mon deuxième dix-huit,

mon troisième dix-neuf,

mon tout est une charade de cent vingt lettres.

 

Cette autoréférence-là se distingue de celle-ci, attestée depuis longtemps :

 

On donne sa langue à mon premier [chat],

quand on reste en mon second [rade],

faute de trouver mon tout [charade].

 

Les charades qui suivent sont d’un type étrange (l’italique est ici volontaire, mais peut être omise pour corser l’énoncé) :

 

Mon premier en a dix,

mon second neuf,

mon tout sept.

 

La solution [lettres], comporte bien sept lettres, comme « mon tout » : c’est là l’essence même (n’allons pas jusqu’à parler de beauté ni d’art), de l’autocharade.

 

En considérant ci-dessous que toute la première ligne constitue mon premier, on pourra proposer ce deuxième type d’autocharade (l’italique a disparu) :

 

Mon premier en affiche vingt-huit,

mon second quinze,

mon tout dix.

[la solution – caractères – comporte bien dix caractères, comme la dernière ligne de la charade]

 

Mon premier en comporte quinze,

mon second huit,

mon tout six.

[vous avez compris, il y a six consonnes dans consonnes – lequel constitue la solution cherchée – et six consonnes aussi dans mon tout six]

 

On pourra parfois « tricher » l’écriture :

 

Mon premier en a 6,

mon second 3,

et mon tout 4.

[voyelles]

 

Marc Seguin a proposé récemment :

 

Mon premier en a six,

mon deuxième cinq,

mon tout trois.

[syllabes]

 

Sur une idée d’Alain Zalmanski :

 

Mon premier en a un,

Mon second zéro,

Mon dernier un.

[point]

 

Le mot accent pourrait faire l’objet d’une autocharade infinie :

 

Mon premier n’en a pas,

Mon deuxième en a un,

Mon troisième aussi,

Mon quatrième aussi,

...

Mon millième aussi,

...

Mon millionième aussi,

...

Mais mon tout n’en a pas.

 

[Il n’y a pas d’accent dans cette dernière phrase – ni sur le mot accent. Et il n’y aura jamais deux accents ou plus dans le corps de la charade, aussi longue soit-elle, car aucun nombre n’est accentué – sauf zéro qui n’interviendra pas.]

 

On notera que le genre autocharade est relativement limité, car il laisse peu de latitude lexicale au compositeur, lequel peut certes utiliser « mon un », « mon deux », « mon trois », en place de « mon premier », « mon deuxième », « mon troisième », ou « mon second » en place de « mon deuxième », ou mon « entier » en place de « mon tout » ou « mon dernier », mais ce n’est pas folichon. En outre les objets susceptibles d’être définis par de telles charades semblent devoir être circonscrits au domaine de la typographie, de l’écriture et de l’impression. Laissons donc là...

 

...et revenons aux charades classiques : quels mots records pourraient s’inspirer de cette contrainte bi-séculaire ? Ceux qui se prêtent aux charades les plus longues, tout simplement. Ce critère mérite d’être examiné à la loupe.

 

Le mot luxembourgeois peut se découper, à l’oreille, de plusieurs manières :

 

Luc – sang – Bourges - oie

Luxe – Hambourg - joie

Luxant - bourgeois

etc.

 

C’est le son qui tranche ici, comme le veut le genre charade. Mais cela mène vite à des à-peu-près :

 

lu-que-cent-boues-rejouent-ah.

 

 

Les auteurs ont donc préféré la rigueur toute scientifique de la découpe visuelle, sans s’occuper des sons. On s’éloigne donc de la charade proprement dite : ne compteront ici que les unités graphiques élémentaires attestées dans le dictionnaire.

 

Insulinothérapies (au pluriel) va clarifier les choses. L’oreille y perçoit jusqu’à sept mots élémentaires :

 

Hein – sue – lit – nos – thé – rat - pie

 

L’œil, lui, peut opérer huit découpes significatives (à condition de ne voir ni les accents ni les cédilles) :

 

In – su – li – nô – thé – ra – pi - es

 

Toutes ces découpes figurent dans un dictionnaire au moins : in, pour le Larousse, est synonyme de à la mode ; su est le participe de savoir ; un li vaut 576 mètres en Chine ; le est une forme de théâtre ; le thé une boisson qu’on ne présente plus ; le ra un roulement de tambour ; pi la lettre grecque qui commande aux cercles et es le présent du verbe être.

 

Il apparaît, après de longues recherches, que trois mots seulement peuvent être découpés en dix unités visuelles (ces unités doivent faire deux lettres au moins, sinon c’est sans intérêt) :

 

– déconstitutionnalisera,

 

qui se fragmente en dé-cons-ti-tu-ti-on-na-li-se-ra (ti est attesté par le Robert dans des constructions familières comme j’y va-ti, ou j’y va-ti pas ?) ;

 

– ramasseuses-botteleuses (ce sont des machines agricoles),

 

qui fait ra-mas-se-us-es-bot-te-le-us-es ;

 

– selleries-maroquineries,

 

qui fait sel-le-ri-es-ma-rô-qui-ne-ri-es ( est une lettre de l’alphabet grec attestée dans le Grand Robert ; elle s’écrit plutôt rhô, comme attesté – presque – ici et ).

 

(En conjuguant le verbe déconstitutionnaliser on trouvera d’autres découpe‑10 : elles se différencieront par leur finale : -li-sas-se par exemple au subjonctif imparfait, -li-se-rions au conditionnel, etc.)

 

Afin de permettre au lecteur de jouer du bistouri avec tout ce qui lui tombe sous la main, voici l’ensemble des mots de deux lettres que nous avons trouvés (et retenus) pour cet exercice :

 

aa (coulée de lave), ah, ai, an, as, au, ay,

bê (bêlement), bi (ancêtre de la bicyclette), bu, by (fossé),

ça, ce, ci,

da, de, do, du,

eh, en, es, et, eu, ex,

fa, fi, fy (grosse verrue sur un cheval ou un bœuf),

gi (oui, en argot parisien - s’écrit aussi gy ou jy), go, gy,

ha, he, hi, ho,

if, il, in, ,

jà (certes, en vieux français), je, jy,

ka (particule atomique),

la, le, li, lu,

ma, me, mi, mu,

na, ne, ni, nô, nu,

oc, oh, on, or, os, ou,

pi, pu,

q

ra, ré, ri, rô (lettre qu’on orthographie plus souvent rhô), ru,

sa, se, si, su,

ta, te, ti, to (bouillie de mil, en français d’Afrique), tu,

un, us, ut,

va, vé (cale en bois), vs (versus), vu,

wu (dialecte chinois),

xi,

ya (couteau), yu (capacité de 112 litres, en Chine)

z

 

Voici quelques doublets que nous avons tenus à l’écart : ils forment pourtant des substantifs qui ont tous leur entrée dans l’un ou l’autre dictionnaire :

 

B.A. (bonne action), B.D. (bande dessinée), C.B. (citizen band), Cx (coefficient de traînée), D.B. (division blindée), F.-M. (fusil-mitrailleur), F.M. (fréquence modulée), G.R. (sentier de grande randonnée), G.T. (grand tourisme), H.S. (hors-service), J.O. (Journal officiel ou Jeux olympiques), K.-O. (knock-out), M.F. (moyenne fréquence), M.P. (soldat de la police militaire), O.K., P.C. (Parti communiste/poste de commandement/ordinateur individuel - soit personal computer en anglais), pH (concentration en ions hydrogène), P.J. (police judiciaire), P.M. (pistolet-mitrailleur), P.-V. (procès-verbal), rH (potentiel d’oxydo-réduction), S.F. (science-fiction), S.S., W.-C.

 

 

Voici quelques partitions en neuf et huit éléments :

 

anticapitalistiquement :     

an - ti - ça - pi - ta - lis - ti - que – ment (9)

 

inconstitutionnalité :       

in - cons - ti - tu - ti - on - na - li - té

 

insulinothérapiquement :     

in - su - li - nô - thé - ra - pi - que - ment

 

minéraliers-pétroliers :     

mi - ne - ra - li - ers - pet - rô - li - ers

 

moissonneuses-batteuses :    

mois - son - ne - us - es - bat - te - us - es

 

révolutionnarisation :       

ré - vol - ut - ion - na - ri - sa - ti - on

 

séparatrice-aspiratrice :    

sep - ara - tri - ce - as - pi - ra - tri - ce

 

analystes-programmeuses :    

ana - lys - tes - pro - gram - me - us – es (8)

 

autohémothérapies :     

au - to - he - mot - he - ra - pi - es

 

dessinatrice-cartographe :   

des - si - na - tri - ce - car - to - graphe

 

interdisciplinairement :     

in - ter - dis - ci - pli - na - ire - ment

 

lieutenante-colonelle :      

lie - ut - en - an - te - col - on - elle

 

moissonneuses-lieuses :      

mois - son - ne - us - es - li - eu - ses

 

occipito-mentonnière :       

oc - ci - pi - tom - en - ton - ni - ère

 

professionnalisera :         

prof - es - si - on - na - li - se - ra

 

sellière-maroquinière :      

sel - li - ère - ma - rô - qui - ni - ère

 

sous-industrialisation :     

sous - in - du - stria - li - sa - ti - on

 

sur-industrialisation :      

sur - in - dus - tria - li - sa - ti - on

 

vésiculo-déférentielle :     

vé - si - cul - ode - fer - en - ti - elle

 

Pétaradâmes, lui, concatène de façon radicale neuf mots, voyez-vous comment ? Réponse au chapitre suivant.

 

 

Les mots que nous venons de voir ne courent pas vraiment les rues, c’est vrai. Arrêtons-nous pour déguster cette délicieuse bavaroise au chocolat de Luc Étienne, maître pâtissier du langage...

 

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Quelques notes sur l’art de la charade, ici.

 

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