[Bestiaire ébloui des lexies tératoïdes]

Chapitre 33

Apostrophe aux éclopés

 

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Edmond About (...), dans un ouvrage intitulé L’A.B.C. du travailleur, calcula sans rire que lorsque Mademoiselle Patti (1843-1919) va chanter dans le salon d’un financier, elle produit en ouvrant la bouche l’équivalent de quarante tonnes de fonte à cinquante francs les mille kilos (...)

(Perec, La Vie mode d’emploi.)

 

 

Il en va de certains mots comme des hommes, plus ou moins fringants, mal mis, ou carrément tors. Ce sera l’objet de notre enquête du jour : à quoi reconnaît-on une lexie vraiment tératoïde ? Le mot b.a.-ba ferait une bonne introduction. Regardez-le : deux points et un tiret comme autant de balafres et de cicatrices. Est-il unique ? Il semble bien qu’oui et qu’il mette ainsi K.-O. tout autre éclopé du même genre...

 

Voici un autre critère de pas beau et pas vrai : celui de blanc (ou de trou). Le premier mot qui en comporte deux (soit le record actuel) semble être a b c. On lui trouvera comme compagnons percés cash and carry, kig ha farz (potée bretonne), no man’s land, one man show, rock and roll et wait and see, mais surtout l’immarcescible zim boum boum, dernier troué du dictionnaire, onomatopée ridicule définie par le Grand Robert comme « exprimant le bruit de grosse caisse, avant les cuivres, dans les orphéons et les cirques »... (Mais que penser de la locution adverbiale d’origine latine « ab hoc et ab hac », à tort et à travers, qui présente quatre blancs ?)

 

Quelques mots ou expressions adverbiales mêlent minuscules et majuscules en leur sein, sans être pour autant des marques de la nouvelle économie, tels prie-Dieu, larme-de-Job (graminée), tête-de-Maure (fromage) et outre-Rhin : ils nous plaisent aussi, bien sûr. Si vous parvenez à illustrer d’autres majuscules intercalées dans des noms de ce type, écrivez-nous : nous les publierons en compagnie, peut-être, de kF (kilofranc), pH (acidité/basicité) et autres rH (potentiel d’oxydo-réduction).

 

Les mots composés ont un petit air pas net, non ? Déjà qu’ils sont interdits de Scrabble et qu’on les invite, en Belgique, à se normaliser tel le sinistre boutentrain ou le malheureux vanupied... Contemplons donc, tant qu’il est temps, les graphies suivantes : abaisse-langue (premier trait d’union du dictionnaire), riz-pain-sel (deux traits d’union), je-ne-sais-quoi (trois traits), quatre-cent-vingt-et-un (quatre traits d’union - record absolu) et zem-zem (eau sainte de La Mecque - dernier trait d’union du dictionnaire).

 

M’as-tu-vu et trompe-l’œil sont intéressants, comme les curiosités suivantes, mots composés dont l’un des membres se réduit à une lettre unique :

 

À‑côté

À‑coup

À‑pic

À‑propos

A‑reu

À‑valoir

Anti‑g

G‑test

K‑way

L‑dopa

T‑bone

T‑shirt

X‑ographie

Revenez‑y

Revenons‑y

 

[anti‑g (antigravitationnel), g‑test (test de grossesse), K‑way (veste), L‑dopa (dérivé utilisé dans le traitement de la maladie de Parkinson), T‑bone (steak), X‑ographie (procédé de photographie en relief), revenez‑y et revenons‑y (d’un goût agréable)]

 

Dans un courrier privé de la fin juin 2004, Daniel Lehman indiquait qu’il réfléchissait à un nouveau jeu n’utilisant que des noms composés. Un genre de marabout – bout de ficelle réservé aux traits d’union. Le modèle serait le suivant : avant-garde -- garde-fou -- fou-rire... Autre exemple : sous-chef -- chef-lieu -- lieu-dit...

 

Après mise à contribution de plusieurs membres de la liste Oulipo (Christian, Sébastien, Frédéric, Nicolas, Laurence, Patrice...) il semble que la chaîne la plus longue possible en français soit :

 

Grippe-sous

       sous-couche

            couche-tôt

                   tôt-fait

                       fait-tout

                            tout-petit

                                 petit-maître

                                       maître-chien

                                              chien-loup

                                                    loup-garou

 

[Remarques : grippe-sous est au pluriel ; le tôt-fait (un gâteau) ne se trouve pas (ne se trouve plus ?) dans nos dictionnaires de références habituels – Petit Robert, Larousse, Hachette –, mais bien dans le Grand Robert (9 volumes) et dans le Trésor de la langue française informatisé (voir ici). Le Garou-Garou de Marcel Aymé n’est pas utilisable non plus...]

 

Les listes suivantes échouent aussi – soit parce qu’elles ont moins de dix éléments, soit qu’un ou plusieurs mots ne sont attestés que marginalement :

 

demi-haute

     haute-contre

           contre-cache

                  cache-cache

                        cache-col

                              col-vert

                                  vert-galant  (Patrice Besnard)

chauffe-bain

        bain-marie

             marie-louise

                   louise-bonne

                          bonne-dame

                                dame-jeanne (Noëlle Clou)

 

Daniel s’est aussi posé la question des boucles ; il n’en a repéré qu’une : piano-forte -- forte-piano. En trouverez-vous d’autres, éventuellement plus longues ?

[Queue-rouge (clown) et rouge-queue (oiseau) bouclent avec deux mots, mais le premier n’est pas attesté dans les ouvrages cités... Patrice Besnard propose va-tout et tout-va.] 

 

Les mots constituant une boucle en eux-mêmes ne sont pas très intéressants ici : cache-cache, pousse-pousse, coupe-coupe, etc. De même pour vis-à-vis, mot à deux traits d’union, exclu du jeu. Quant au chien-chien, proposé par Sébastien Bailly (lequel y voyait le moyen d’ajouter un échelon à la liste record ci-dessus entre maître-chien et chien-loup), il manque également (à peine est-il évoqué à l’entrée chien du TLFi...)

 

Et les ligatures ? Il n’en reste presque plus, achevées dans le dos par les scripteurs négligents et la paresse des logiciels. Voici trois rescapés qui affichent en leur sein le nombre record de deux ligatures : œil-de-bœuf, smœrrebrœd (pain du nord) et tædium vitæ (mélancolie). Aucun mot ou expression ne semble mêler les deux types de ligatures vocaliques (o+e et a+e)...

 

Rhythm’n’blues n’est pas triste non plus, avec ses deux apostrophes qui lui griffent le corps. D’autres mots présentent la même marque et bat’d’Af (bataillons disciplinaires d’Afrique) est le plus fourni d’entre eux (avec vel’d’hiv – le vélodrome d’hiver – et Chass’d’Af – trouvé chez Alphonse Allais, chasseurs d’Afrique) : trois coups de canif ! On trouvera encore, avec deux apostrophes, caf’conc (café-concert), j’m’enfichisme (-te), j’m’enfoutisme (-te), s’entr’aimer et s’entr’égorger.

 

Alain LaBonté (ah ! la belle majuscule interne !) s’est demandé sur la liste de diffusion « Typographie » si beaucoup de lettres pouvaient précéder en toute orthodoxie orthographique l’apostrophe. Ses correspondants complétèrent peu à peu le tableau suivant (la couleur marque les cases à remplir) :

 

a’  :  baha’isme

b’  :  B’nai B’rith (organisation d’entraide juive)

c’  :  c’est, c’était, ç’aura

d’  :  queue-d’aronde, dos-d’âne, d’enfer, d’Inde, bouton-d’or, chef-d’œuvre, d’un, aujourd’hui, prud’homme

e’  :

f’  :  caf’conc’, bat’d’Af’ (certains dictionnaires refusent à ce bataillon l’apostrophe finale), Chass’d’Af’.

g’  :

h’  :  ch’timi, ch’ti

i’  :  chi’ite (autre graphie de chiite)

j’  :  j’m’en fichisme, j’hiberne, j’ai, j’en ai, j’imite, j’ordonne, j’use, j’y vais

k’  :  rock’n’roll

l’  :  monte-en-l’air, coq-à-l’âne, bernard-l’ermite, pont-l’évêque, l’on, sot-l’y-laisse, l’herbe

m’  :  m’amie, m’incruste, m’ose, m’ulcère, m’y, m’hâler, mam’selle, mam’zelle

n’  :  n’a, n’eut, n’importe, n’oublie pas, n’utiliser, n’y, n’hallucine

o’  :  five o’clock

p’  :  op’, op’art, pop’art

q’  :

r’  :  s’entr’apercevoir, s’entr’appeler, s’entr’avertir,  traveller’s check (ou chèque)

s’  :  s’aimer, s’estimer, s’isoler, s’organiser, s’unir, s’horripiler

t’  :  t’avoir, t’être

u’  :  jusqu’au-boutisme, qu’en-dira-t-on, presqu’île, qu’on, quelqu’un, qu’hérite

v’  :  v’là, vel’d’hiv’ (attesté ainsi, avec minuscule, dans le Robert)

w’  :

x’  :

y’  :

z’  :  entre quat’z’yeux

 

 

Voici une petite chanson, pleine d’apostrophes, de Jules Laforgue :

 

La chanson du petit hypertrophique

C’est d’un’ maladie d’ cœur

Qu’est mort’, m’a dit l’ docteur,

Tir-lan-laire !

Ma pauv’ mère ;

Et que j’irai là-bas,

Fair’ dodo z’avec elle.

J’entends mon cœur qui bat,

C’est maman qui m’appelle !

 

On rit d’ moi dans les rues,

De mes min’s incongrues

La-i-tou !

D’enfant saoul ;

Ah ! Dieu ! C’est qu’à chaqu’ pas

J’étouff’, moi, je chancelle !

J’entends mon cœur qui bat,

C’est maman qui m’appelle !

 

Aussi j’ vais par les champs

Sangloter aux couchants,

La-ri-rette !

C’est bien bête.

Mais le soleil, j’ sais pas,

M’ semble un cœur qui ruisselle !

J’entends mon cœur qui bat,

C’est maman qui m’appelle !

 

Ah ! si la p’tit’ Gen’viève

Voulait d’ mon cœur qui s’ crève.

Pi-lou-i !

Ah, oui !

J’ suis jaune et triste, hélas !

Elle est ros’, gaie et belle !

J’entends mon cœur qui bat,

C’est maman qui m’appelle !

 

Non, tout l’ monde est méchant,

Hors le cœur des couchants,

Tir-lan-laire !

Et ma mère,

Et j’ veux aller là-bas

Fair’ dodo z’avec elle...

Mon cœur bat, bat, bat, bat...

Dis, Maman, tu m’appelles ?

 

Jules Laforgue (Le Sanglot de la terre, 1901)

 

Terminons par cet hommage à Perec, dont le septième appel de note dans Cantatrix sopranica L – Coscinoscera Victoria, apostrophe vraiment le lecteur :

 

6. (...)

7. Oumboulélé (M.) Ng’otlib ng’ifé m’purien ng’kadé m’siné m’dézizi. Nx.

Ng’Cah. Ng’Folk. afr., 1977, 48 : 123-456

8. (...)

 

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