Éclipse Australie du 14 novembre 2012

(partie 6)

 

 

Wim Delvoye nous regarde faire la queue au Mona (nous sommes à quelques km au nord de Hobart, Tasmanie).

 

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Quel choc, ce musée. Voici le papier de Guy Duplat qui m’a donné envie d’y aller voir.

Celui-ci, dans le numéro d’ArtPress d’avril 2011 m’a scié (format Word).

Et celui du journaliste suisse Luc Debraine que je viens de découvrir, est passionnant :

 

Le musée des extrêmes (mis en ligne le 27 septembre 2011)

 

En Tasmanie, le collectionneur David Walsh a ouvert le MONA, extraordinaire musée d’art qui pose la question du futur de ce type d’institution. Son bras droit est un jeune Genevois, Olivier Varenne.

 

« Le bord du monde» : voilà comment les Tasmaniens décrivent leur île, fichée au sud de l’Australie. Au-delà de cette terre extraordinaire, grande comme une fois et demie la Suisse, plus d’espoir de civilisation : rien que de l’océan glacial, des manchots, peut-être quelques baleines. Or, ce bord du monde s’est enrichi il y a peu d’un musée lui aussi extrême : le MONA, comme Museum of Old and New Art.

 

Extrême par son parti pris esthétique, centré sur la mort, le sexe, la religion et les mythes. Extrême par son dédain des chronologies, des catégories, des normes, des points de vue univoques sur l’art. Surtout extrême par sa témérité.

 

Comme si le vieux genre du musée, né à la Renaissance avec le cabinet de curiosités, trouvait ici, sur cette île-ponctuation du monde, son expression ultime. En revenant précisément à l’idée de cabinet de curiosités, avec une Wunderkammer du XXIe siècle qui s’étend, sous terre, sur 6000 m2.

 

http://www.themercury.com.au/images/uploadedfiles/editorial/pictures/2012/07/25/walsh1.jpg David Walsh

 

L’acronyme MONA s’inspire de celui du MoMA, le Musée d’art moderne de New York. Ce qui tombe bien : pour Glenn Lowry, directeur de l’institution new-yorkaise, les musées doivent changer. Leurs visiteurs découvrent de plus en plus l’art en ligne, sur les sites des musées ou ailleurs, ce qui contraindra bientôt ces institutions à revoir la manière dont elles présentent leurs collections.

 

Elles devront proposer une autre expérience esthétique, encourageant les amateurs d’art à se déplacer pour les visiter. L’autre point soulevé par Glenn Lowry est celui de la globalisation : l’art est aujourd’hui partout, et il vient de partout. Les musées doivent s’adapter à cette nouvelle donne mondialisée, polyphonique, combinatoire.

 

En Tasmanie, le MONA pousse à bout cette exigence de réinvention. Il encourage les amateurs d’art à s’aventurer loin, très loin de chez eux. Et il enchevêtre la création la plus archaïque à la plus contemporaine, que celle-ci vienne d’Australie, des Cyclades, du Pérou, de Paris ou de Lausanne.

 

Jamais le MONA n’aurait eu cette liberté s’il avait été créé par une institution officielle. Mais il est l’œuvre d’un seul homme, un collectionneur australien qui est aussi mécène, joueur professionnel, mathématicien borderline, viticulteur – certainement l’une des personnalités les plus étonnantes que l’on puisse rencontrer de Reykjavik à Hobart, la capitale de l’État australien de Tasmanie.

 

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David Walsh, né il y a cinquante ans à Hobart, a été élevé par une mère seule, dans le dénuement. L’adolescent solitaire, que l’on dirait aujourd’hui atteint du syndrome d’Asperger, forme légère d’autisme, se découvre une passion pour le temps long de l’histoire. Le seul musée gratuit – il l’est toujours – de Hobart est le TMAG, le Musée d’art et d’histoire de Tasmanie. David Walsh y passe des heures, autant qu’il s’immerge dans la littérature et les mathématiques.

 

À l’université, avant d’être renvoyé pour piratage informatique, le jeune homme et quelques amis, qui sont toujours ses partenaires en affaires, trouve un filon d’argent frais. Au casino de Hobart. David Walsh tire profit de ses aptitudes hors normes en calcul de probabilité pour gagner de grosses sommes au blackjack. L’équipe rafle ensuite des martingales dans des casinos du monde entier.

 

Avec un problème à la clé : comment faire pour sortir une fortune d’un pays, alors que la législation de celui-ci l’interdit ? David Walsh a l’idée d’acheter des œuvres d’art sur place, qu’il exportera ensuite en Tasmanie. Sa première acquisition est, en Afrique du Sud, une ancienne porte de palace sculptée, bel exemple d’art yoruba qui sera la pièce fondatrice de sa collection.

 

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Il y a une quinzaine d’années, David Walsh, désormais multimillionnaire, acquiert une propriété viticole à une dizaine de kilomètres de Hobart, au bord du fleuve Derwent. Le domaine Moorilla (« Le rocher près de la rivière » en langue aborigène) comprend une demeure que David Walsh transforme en musée. Devenu aussi numismate, il y expose de précieuses collections de pièces de monnaie antique et d’autres œuvres d’art moderne ou contemporain.

 

Comme David Walsh ne se donne pas la peine de promouvoir son musée, personne ne le visite. Ce qui donne à cet esprit provocateur l’idée de construire un musée encore plus grand. D’autant que le collectionneur a entre-temps acquis une œuvre monumentale de l’artiste australien Sidney Nolan : Snake, une peinture longue de 46 mètres. C’est décidé : le nouveau musée se construira autour de cette pièce inspirée du temps du rêve des Aborigènes.

 

David Walsh fait appel à un architecte de Melbourne, Nonda Katsalidis, d’origine grecque. Plutôt que d’ériger un bâtiment en hauteur, telle une construction exubérante à la Frank Gehry, dont David Walsh a horreur, la paire décide d’aménager un musée dans les profondeurs du grès jaune qui borde le fleuve.

 

Ce parti pris souterrain obéit à une conviction du mécène : l’art ne doit pas nous être imposé d’en haut, de manière autoritaire, mais d’en bas, par étapes successives. David Walsh croit dans l’acquisition gradualiste de la connaissance, en trouvant peu à peu ce qu’on ne cherchait pas a priori.

 

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Le MONA est un labyrinthe qui se déploie sur trois niveaux reliés entre eux par un escalier à la Escher. L’on s’y perd à dessein, comme dans le Musée juif de l’architecte Daniel Libeskind à Berlin. La structure est gigantesque, caverneuse, menaçante, fascinante surtout. Dante s’y serait plu. Pour un visiteur non prévenu, l’entrée du MONA est invisible. Elle est aménagée dans l’une des anciennes maisons du domaine, à côté d’un court de tennis.

 

L’accès se fait aussi par la rivière, au terme d’un trajet de quarante-cinq minutes depuis le port de Hobart. C’est alors qu’apparaît la seule partie visible en surface du musée: une large façade aveugle ponctuée d’acier rougeoyant et d’eucalyptus. Un restaurant, une vinothèque-brasserie, une librairie et de confortables pavillons pour loger les visiteurs – ils accueillent chacun des pièces de la collection de David Walsh – complètent l’aménagement de Moorilla.

 

Le domaine est jalonné d’œuvres d’art. Comme l’installation de l’artiste alémanique Roman Signer sur le parking : une Rover détruite après avoir trop forcé son passage entre deux murs de béton. De grandes vitrines, qui évoquent des iPhone géants, s’allument la nuit venue au passage des visiteurs : elles contiennent aussi bien de l’art précolombien que des pièces romaines, des vidéos ou des peintures aborigènes.

 

 

Aucune œuvre, dans le MONA, n’est décrite. Là encore, David Walsh l’iconoclaste se méfie des explications réductrices : « Les musées nous infligent leur propre point de vue sur leurs œuvres. Ce regard est un peu celui du monothéisme, de l’autorité suprême. Comme s’il n’y avait qu’un seul point de distribution du savoir... C’est tout le contraire. En plus, nous sommes dans l’ère de la perte d’influence de la figure de l’expert, grâce à l’internet. Wikipedia est l’un des grands achèvements de nos démocraties, justement parce que cette encyclopédie confronte les points de vue. Si nos visiteurs veulent en savoir plus sur un artiste, ils peuvent s’informer sur l’internet. Aujourd’hui, nous sommes tous des recherchistes. »

 

Le visiteur du MONA peut toutefois prendre à l’entrée un baladeur numérique qui, par repérage automatique des lieux, lui donnera des explications sur les œuvres exposées. Un commentaire sur un bronze romain ou une installation contemporaine peut varier d’appareil en appareil, ce qui doit, là encore, encourager à la confrontation des points de vue.

 

David Walsh insiste tellement sur ce point qu’il a demandé à un collectif d’artistes autrichiens, Gelitin, de modifier les toilettes situées près du bar, à l’entrée du musée. Si le visiteur s’assoit sur le trône, un jeu de miroirs lui renvoie – en face de lui – l’image de son anus. Une manière radicale de changer de perspective, de découvrir ce qui est caché, voire refoulé. Nom de l’œuvre : Locus Focus.

 

Et si l’art a pour fonction de rendre visible l’invisible, y compris les excrétions de notre propre corps, le MONA joue cartes sur table. Dans une pièce créée expressément pour cet automate, une machine-cloaque de l’artiste belge Wim Delvoye fabrique de la merde, de la vraie, avec force vapeurs malodorantes. Le musée de David Walsh est ainsi : il alterne la fange ironique de Delvoye et la grâce d’une statuette d’Isis, les ruines d’Anselm Kiefer et les vidéos en apesanteur de Bill Viola.

 

AUSTRAL 522 Anselm Kiefer

 

Ici-bas, pas de hiérarchies, ni de catégories : toutes époques confondues, les œuvres se répondent les unes aux autres. Dans une salle encore plus enténébrée que les autres, au terme d’un chemin de dalles qui affleurent à la surface d’un bassin, un sarcophage égyptien dialogue en silence avec une image de la série The Morgue du photographe Andres Serrano. On pense aux « Longs échos qui de loin se confondent » de Baudelaire.

 

David Walsh a même parié sur la disparition de Christian Boltanski. Dans un pacte faustien, le mécène australien a acheté en viager la vie de l’artiste français. Jusqu’à la mort de Boltanski, des caméras disposées dans l’atelier parisien de l’artiste transmettent en direct, 24 heures sur 24, leurs images au MONA, sur des écrans disposés dans un pavillon spécial. Nom de l’œuvre: The life of C. B.

 

AUSTRAL 512 James Newitt

 

Le bras droit de David Walsh est le Genevois Olivier Varenne, 34 ans. Ce curateur indépendant parcourt les capitales de l’art à la recherche de talents pour le collectionneur des antipodes. Il a fait entrer au MONA les œuvres de plusieurs créateurs suisses : Roman Signer, Thomas Hirschhorn, Alain Huck, Léopold Rabus ou Jonathan Delachaux.

 

Olivier Varenne a participé à l’organisation de l’exposition inaugurale, Monanism (contraction sarcastique de « MONA » et d’« onanisme »), une sélection de 460 pièces de la collection de David Walsh. Celle-ci en compte au total quatre fois plus, pour une valeur de 100 millions de dollars australiens.

 

La construction du musée en a coûté autant. Ouvert en janvier dernier, le MONA a déjà accueilli 250 000 personnes, dont 10% en provenance du monde entier. Durée moyenne de la visite : quatre heures. Personne en Australie n’aurait prédit un tel score, sauf David Walsh. L’expert en probabilités avait fixé le seuil de 300 000 entrées au bout d’une année d’ouverture. Comme toujours, il gagnera son pari.

 

AUSTRAL 515 Michel Blazy

 

En décembre, la prochaine exposition d’Olivier Varenne au MONA sera une rétrospective Wim Delvoye. Dont Tim, un modèle bien vivant qui porte un tatouage de l’artiste flamand sur le dos et s’expose comme une œuvre d’art. Jean-Hubert Martin, l’ancien directeur de la Kunsthalle de Berne et du Centre Pompidou, est désormais lui aussi un proche collaborateur du MONA.

 

Il puisera dans les réserves du TMAG, le musée d’art et d’histoire de Hobart, pour mettre sur pied l’an prochain une autre exposition temporaire. Un hommage au lieu – gratuit – où toute l’aventure a commencé.

 

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(c) L’Hebdo

 

... lequel TMAG l’on trouvera ici, avec la suite du voyage.

(pour d’autres images du MONA, cliquer )

 

 

P.-S.

L’audioguide génialissime du MONA – et sa touche « Artwanks », entre autres, figurée par une bite ! (juste au-dessus du signe +, tout en bas).

En haut le « plus » blanc et le « fois » vous permettent de « liker » ou « disliker » les œuvres devant lesquelles vous vous trouvez (lesquelles l’audioguide retrouve grâce à son GPS embarqué).

 

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